Dominique Forget : Go north
Société

Dominique Forget : Go north

Pendant que les glaciers de l’Arctique fondent, Stephen Harper continue à bouder l’Accord de Kyoto, déplore la journaliste scientifique Dominique Forget, auteure d’une grande enquête sur l’avenir, de plus en plus incertain, du Grand Nord canadien.

Le réchauffement climatique a des conséquences désastreuses sur les écosystèmes de l’Arctique canadien.

Dominique Forget: "Absolument. Les dernières cartes satellites de la NASA, dressées en août 2007, montrent que la fonte de la banquise a encore progressé: 1 million de kilomètres carrés de perte de glace dans la dernière année, soit 20 % de la superficie, et ce n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Les climatologues prédisent l’impensable: d’ici 2040, le passage du Nord-Ouest pourrait, durant l’été, être entièrement libre de glace. Il sera alors ouvert à la navigation maritime et, par la même occasion, à l’exploitation du quart des ressources naturelles mondiales – métaux, pétrole, gaz, poissons, etc. -, longtemps restées inaccessibles."

Le Canada semble éprouver de la difficulté à défendre sa souveraineté sur l’Arctique.

"Le Canada est mal outillé pour composer avec ce problème. Son pouvoir de négociation est bien mince. Pendant des décennies, le Canada n’a pris aucune mesure tangible pour préserver la délimitation de son territoire en Arctique parce que celui-ci était protégé par la banquise. Les bateaux étrangers pouvaient difficilement pénétrer dans les eaux canadiennes. Aujourd’hui, cette défense naturelle disparaît avec le réchauffement climatique. La fonte de la banquise et l’ouverture du passage du Nord-Ouest à la navigation posent aux Canadiens des problèmes géopolitiques et juridiques inattendus. La convoitise des autres pays voisins des régions circumpolaires, les États-Unis, la Russie, la Norvège et le Danemark, oblige le Canada à prendre rapidement position dans ce contentieux, à redéfinir ses politiques territoriales, à assurer la défense de l’Arctique, à exploiter plus efficacement ses ressources naturelles et à évaluer les impacts environnementaux du réchauffement climatique sur la biodiversité et les populations autochtones qui vivent depuis quelque 8 000 ans sur ce territoire."

Ce différend a pris les allures d’une bataille juridique corsée.

"Les îles de l’archipel sont clairement canadiennes, personne ne conteste ça. Pour le Canada, les eaux du passage du Nord-Ouest sont des eaux intérieures, au même titre que celles de la baie d’Hudson ou du Saint-Laurent. Mais pour la communauté internationale, il s’agit d’un détroit international ouvert à tous. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer, signée en 1982, décerne ce statut à toute route maritime reliant deux océans et qui est "utilisée pour la navigation internationale". Le passage du Nord-Ouest répond-il à cette définition? La question est loin de faire l’unanimité. Certes, le passage permet de relier l’Atlantique au Pacifique, mais à ce jour, son utilisation pour la navigation internationale est quasi inexistante. Les tribunaux internationaux ne sont pas à la veille de trancher ce litige. Les Russes, qui sont très gourmands, demandent quasiment la moitié de l’Arctique. Leur requête n’a pas été refusée, mais on leur a demandé qu’elle soit appuyée par des données scientifiques un peu plus étayées. Le Canada a jusqu’à 2013 pour formuler officiellement ses revendications. Il y aura sans doute des batailles juridiques féroces."

La fonte des glaces de l’Arctique aura des conséquences désastreuses sur le plan écologique.

"Le Canada ne cherche pas à interdire le passage du Nord-Ouest aux navires étrangers. S’il tient à surveiller les bateaux qui entrent dans l’archipel, c’est avant tout pour protéger l’environnement et la population inuite vivant sur ce territoire. Si tout le monde se met à prospecter le Haut-Arctique à la recherche de pétrole, le risque de "marées noires" augmentera. Personne n’a oublié le sinistre naufrage du pétrolier Exxon Valdez, en 1989. Les dégâts écologiques furent ravageurs. La majorité des scientifiques que j’ai interviewés m’ont confirmé que toute "marée noire" aurait des conséquences catastrophiques sur le très fragile écosystème de cet archipel. En effet, le froid ralentit considérablement la dégradation du pétrole, et l’extrême isolement de l’Arctique compliquerait les opérations de nettoyage."

Les Inuits du Grand Nord et de l’Arctique sont-ils menacés de disparition?

"Dans le débat actuel, on parle de ressources naturelles, on multiplie les déclarations fracassantes sur la souveraineté canadienne sur l’Arctique… mais on oublie trop souvent les quelque 40 000 Inuits qui vivent dans ce territoire depuis plusieurs milliers d’années. Ils sont des citoyens canadiens. Ils sont en train de perdre leur mode de vie. Ils dépendent de la banquise pour s’alimenter. Les espèces qu’ils chassent, notamment les poissons, le phoque et l’ours blanc, ne suivent plus les mêmes trajets migratoires, ils ne les trouvent plus aux mêmes endroits. Ainsi, la dépendance des Inuits envers les aliments commerciaux provenant du Sud ne cesse de croître. Ces aliments leur coûtent très cher. Pendant l’hiver, les routes de glace leur permettent d’aller d’un village à un autre. Or, la fonte des glaces a rendu ces routes moins sécuritaires, les accidents sont de plus en plus nombreux. L’avenir des Inuits de l’Arctique est aujourd’hui assez sombre."

Ce contentieux est devenu aussi un enjeu géopolitique. Le scénario catastrophe d’un éventuel conflit militaire pour le contrôle de ce territoire est-il plausible?

"Non, le risque d’un conflit militaire est très minime, pour ne pas dire inexistant. Les bases militaires canadiennes établies dans l’Arctique ont pour principale mission de surveiller le territoire. Les unités militaires postées dans l’archipel patrouillent les eaux parce que si le Canada veut réaffirmer sa souveraineté sur ce territoire, il doit éviter que des bateaux étrangers transitent par ce passage sans aucun contrôle. Ça ne ferait que miner la crédibilité du Canada au niveau international."

D’après vous, le réchauffement de l’Arctique n’augure pas que des cataclysmes écologiques.

"Le grand paradoxe, c’est qu’il y aura des gagnants et des perdants. Malgré les disparitions appréhendées, le nombre d’espèces devrait s’accroître en Arctique. D’après Dominique Berteaux, une des meilleures spécialistes canadiennes des écosystèmes nordiques, que j’ai interviewée dans le cadre de mon enquête, plus les régions sont chaudes et humides, plus elles sont riches sur le plan de la biodiversité. D’après elle, le réchauffement modéré des eaux polaires pourrait, par exemple, favoriser la multiplication des poissons, à la grande satisfaction des pêcheurs commerciaux. Plusieurs espèces de saumons du Pacifique ont déjà commencé à pénétrer dans l’Arctique. Les conséquences du réchauffement climatique ne sont pas toutes nécessairement dramatiques pour l’avenir de notre planète. Mais en même temps, on perd quelque chose qui est absolument unique, les écosystèmes de l’Arctique et le mode de vie de sa population inuite, qui risquent de disparaître."

Perdre le Nord
de Dominique Forget – postface de Bernard Voyer
Éditions Boréal – Névé, 2007, 264 p.