Jean-Claude Guillebaud : Il était une foi
Société

Jean-Claude Guillebaud : Il était une foi

Le journaliste et essayiste Jean-Claude Guillebaud explique dans un livre autobiographique surprenant les raisons pour lesquelles il a renoué vigoureusement avec ses racines chrétiennes. Entretien avec un intellectuel catholique qui a toujours défendu farouchement la laïcité.

Votre retour vers la foi chrétienne répond-elle à une quête spirituelle ou à un désarroi existentiel?

Jean-Claude Guillebaud: "Ma démarche ne participait ni de l’effusion mystique, ni de la nostalgie, ni même de la quête spirituelle, comme on dit maintenant. C’est plutôt la radicalité de l’importance des changements que nous sommes en train de vivre qui m’a fait prendre conscience de la nécessité de retrouver mes racines chrétiennes, d’essayer de comprendre sur quoi se fondaient nos convictions les plus élémentaires, même celles qui nous paraissent les plus laïques. Cette démarche m’a ramené à une évidence que j’avais sûrement oublié, comme beaucoup de gens, à savoir que la modernité occidentale est un phénomène post-judéo-chrétien. Aujourd’hui, l’idéologie dominante est plutôt à la dérision et à la contestation de l’héritage judéo-chrétien. L’inculture contemporaine sur cette question est abyssale. Moi-même, je ne soupçonnais pas, au moment où j’ai engagé ce travail de réflexion sur mes racines identitaires, à quel point nous restions, même au coeur de la laïcité occidentale, les héritiers d’une tradition judéo-chrétienne."

Selon vous, les "valeurs cardinales" qui font consensus dans les sociétés laïques occidentales proviennent toutes du christianisme.

"Je suis un défenseur acharné de la laïcité. Mais pour moi, la laïcité véritable, ce n’est pas la peureuse révision à la baisse des points de vue, c’est leur libre expression dans un rapport robuste et apaisé. En Occident, les progressistes sont résolument persuadés que ces valeurs fondamentales, notamment la liberté individuelle, ont été arrachées, à la suite de luttes homériques, à l’obscurantisme judéo-chrétien ou à l’autoritarisme clérical catholique. Nous avons tendance à retourner cette liberté individuelle contre les religions. Nous oublions ainsi que l’individualisme est une invention judéo-chrétienne. Cette primauté donnée à l’individu dans son intériorité, c’est quelque chose qui n’existe pas du tout sous cette forme-là dans les autres cultures humaines, ni chez les Grecs à l’époque de l’Antiquité, ni chez les Chinois, ni dans l’islam. Il en est de même de l’aspiration égalitaire, magnifiée par saint Paul dans l’épître aux Galates. On peut faire aussi le même constat sur les notions d’universalité, de progrès et, bien sûr, d’espérance, qui substitue l’idée de "sens de l’Histoire" à celle de la tradition grecque ou orientale du temps circulaire, de l’éternel retour."

D’après vous, le retour aux racines religieuses est le seul repère identitaire qui reste aux hommes dans un monde nébuleux en pleine mutation, où la mondialisation économique et culturelle bat son plein.

"Nous sommes dans une grande période de basculement, "une période axiale", comme disait le philosophe allemand Karl Jaspers. L’aventure humaine est en ce moment cul par-dessus tête. Depuis le début des années 1980, trois révolutions sont en cours qui interfèrent l’une sur l’autre et accélèrent réciproquement leurs effets: une révolution économique avec la mondialisation, une révolution numérique avec l’apparition du cyberespace (un sixième continent, virtuel celui-ci), une révolution génétique qui modifie notre rapport au vivant lui-même. Ces trois révolutions concomitantes sont en train d’effacer pas seulement nos repères identitaires, mais tous nos repères. Si on veut employer un langage théologique, on peut dire que nous vivons des "temps apocalyptiques". Mais entendons-nous bien sur le sens de cette remarque. Le sens commun a faussé la signification du concept d’apocalypse et en a fait un quasi-synonyme du mot catastrophe ou engloutissement final. En réalité, ce mot vient du grec, apocalypsis, qui signifie "révélation, surgissement". Ce qui arrive aux sociétés humaines en ce début de millénaire n’est pas nécessairement une catastrophe, même si cette dernière est de l’ordre du possible. Parler de "temps apocalyptiques", c’est donc faire le pari du surgissement, de la "révélation" d’un monde transformé. Il y a un vieux monde qui disparaît et un nouveau monde qui surgit avec tous les risques que ça comporte, mais aussi avec toutes les promesses."

À vos yeux, le "principe de subversion" inhérent au message évangélique chrétien est un antidote coriace pour contrer le désarroi existentiel qui sévit dans les sociétés capitalistes occidentales. Ce point de vue n’est-il pas un peu ringard?

"Pas du tout. Ces valeurs basiques, qui nous viennent pour une bonne part de la Bible, s’adressent à tous les hommes, qu’ils soient chrétiens ou non. Ce sont des valeurs toutes simples: la liberté, l’égalité, l’espérance, c’est-à-dire la croyance dans le progrès. Lors de mon cheminement personnel, j’ai redécouvert à quel point l’Évangile était de la nitroglycérine trop longtemps enrobée de sucre. La subversion biblique, c’est la défense du faible, de la victime à laquelle Dieu s’est identifié, là où les civilisations antiques magnifiaient la force. Aujourd’hui, nos sociétés d’opulence réinventent l’inégalité. Quand des patrons d’entreprises gagnent six cents fois le salaire de leurs salariés, c’est comme si on réinventait le système des castes. Donc, la notion d’égalité est en péril. Une autre valeur cardinale est très menacée aujourd’hui: la liberté. Nous commençons à vivre dans des sociétés de surveillance, nos moindres gestes peuvent être épiés. Il va falloir défendre fougueusement ces valeurs en péril, peu importe qu’on soit chrétien, juif, musulman ou bouddhiste."

En tant que chrétien résolu et défenseur invétéré de la laïcité, je suppose que le débat sur les accommodements raisonnables qui enfièvre en ce moment le Québec doit vous intéresser?

"Oui, votre débat sur les accommodements raisonnables m’intéresse énormément. C’un débat prémonitoire, que toutes les sociétés occidentales devront, tôt ou tard, faire. Ce n’est pas un débat que sur la religion, mais aussi sur l’avenir identitaire d’un peuple, le comment vivre ensemble dans une société multiculturelle… Les Français, qui ont légiféré pour interdire le port de signes distinctifs religieux dans l’espace public, n’ont pas encore fait ce débat. Il n’y a pas de réponses faciles à la question que les Québécois se posent aujourd’hui. Il faut accepter la différence dans une société. En Amérique et en Europe, nous vivrons de plus en plus dans des sociétés plurielles composées de gens de cultures, de traditions, de religions différentes. Cette diversité, il faudra l’accepter et lui faire une place. Mais en même temps, une société peut-elle exister si les gens qui la composent ne partagent pas un minimum de valeurs communes et de représentations collectives? Est-ce qu’il ne faut pas "un socle de convictions partagées", pour employer la vieille expression du sociologue Émile Durkheim. Bien sûr que oui. Mais où passe la frontière entre la différence acceptable et la valeur partagée? Toute la question est là."

Comment je suis redevenu chrétien de Jean-Claude Guillebaud, Éd. Albin Michel, 2007, 196 p.