Pop culture : Corps mort
Société

Pop culture : Corps mort

Je compterai jusqu’à trois, et quand je claquerai des doigts, vous vous endormirez.

Vous voyez un corps tiède, presque froid, étendu sans confort apparent. Ça pue le cadavre. Alors on se bouche le nez, ou on se parfume. Le corps n’est pas encore apprêté, parce qu’un peu trop vif, pas tout à fait mort. Alors en attendant, on embaume tout ce qu’il y a autour.

Pas encore mort, mais presque. Alors on ne prend pas de risque. On l’a affalé dans son cercueil – sofa en cuivre, cerisier noir, poignées contour en cuivre, et velours blanc pétoncle, beaucoup de velours. Et du parfum, beaucoup de parfum. Et des fleurs, pour masquer la décrépitude. Et pour donner l’impression que le parfum est naturel.

Ils seront nombreux à venir se recueillir près de "la défunte". Il y aura des pleureuses italiennes, une poignée de journalistes larmoyant comme des crocodiles. Et la population se tiendra hébétée, cherchant à se persuader qu’elle ne pouvait rien y faire. Puis chacun s’en retournera en marmonnant les prières qui sont d’adon. Rien ni personne n’est irremplaçable, pas même la culture.

En septembre, je disais que ce n’était pas la culture qui se portait bien dans la région, mais son industrie. Devant quelques sourcils froncés, j’en rajoutais en disant que, pour parler de vitalité de la culture, il fallait s’intéresser à la diversité de l’offre culturelle, non pas au succès de certains spectacles, voire à l’aménagement d’une nouvelle salle, ni à la réfection prévue d’une ancienne.

Je me demande où sont ceux qui, au début de la saison, s’exclamaient avec satisfaction que la culture dans la région se portait bien. Quand on peine à trouver une poignée de spectateurs pour assister à un spectacle de danse comme celui que viendra nous présenter Louise Lecavalier, il y a de quoi s’effondrer.

La voilà qui arrive, forte de son expérience de danseuse principale au sein de La La La Human Steps, où pendant près de 20 ans elle a donné chair et mouvement aux chorégraphies d’Édouard Lock, y contribuant avec la générosité et les exigences d’une véritable muse. Et pourtant, semble-t-il qu’il faut encore convaincre. Que ça ne va pas de soi, aimer la danse. De surcroît lorsqu’il s’agit de danse contemporaine.

Elle a été des plus forts moments de La La La. Elle a dansé aux côtés des Carole Laure, David Bowie, Frank Zappa. Au gré de son parcours, on l’a qualifiée d’audacieuse, destroy, totale, même de "ballerine électrique". On a dit d’elle qu’elle confrontait ses propres limites, qu’elle dansait directement sur le mince fil du risque.

Après un quart de siècle à dompter son propre corps, se modelant à force de mouvements impossibles, refusant de n’être qu’un pantin ou un automate pour réinventer l’être humain… il faut encore convaincre. Pourquoi donc ne suffirait-il pas de dire qu’il s’agit d’une grande interprète en danse contemporaine?

Parce que la danse, semble-t-il, ce n’est pas accessible à tous.

Faut-il nécessairement se demander si un spectacle est accessible ou non? D’où vient cette attitude blasée de repli?

Réflexe de colonisé s’il en est, d’esclave, de soumis, qui jadis donnait tous les pouvoirs à la religion, qui aujourd’hui s’agenouille devant la chaire de l’heure, celle de la sainte TV. "Ce que les gens aiment, aujourd’hui, c’est Les Boys…" me confirmait tristement quelqu’un, arborant la mine tragique de celui qui se sent impuissant. Personnellement, je n’ai rien contre Les Boys. Mais voilà, il est vrai qu’il faudrait peut-être aussi vivre autre chose que le vide pixélisé des transmissions télé.

Récemment, une journaliste félicitait le Théâtre CRI de n’être pas "tombé dans le piège du théâtre de troisième degré, incompréhensible". C’est grave. Si même nos journalistes culturels se ferment aux aventures qui sortent un peu du convenu, comment la population y prendra-t-elle goût?

On dit que depuis l’Expo 67, les Québécois ont commencé à s’interroger quant à leur habitude de manger des patates, du pain pis du steak haché à tous les repas. Qu’ils se sont de plus en plus ouverts à la diversité. Peut-être faudrait-il aussi qu’on arrête de se fermer les yeux dès qu’un spectacle ne pèche pas par la facilité, le flamboiement et le masque des apparats les plus extravagants…

N’importe qui peut apprécier les prouesses d’une Lecavalier. Parce que c’est de l’ordre de l’émotif, pas de l’intellectuel. Pas besoin d’un bac pour le vivre. C’est une vibration, une intensité, une énergie, un rythme… C’est quelque chose de vif qui passe à travers le corps. Celui de l’interprète. Celui des spectateurs.

Chaque jour je refuse un peu plus de laisser se refermer le cercueil sur le corps à demi mort de la culture dans la région. J’ai parfois l’impression que je suis seul à entendre ses oraisons funèbres. Et ça me fout les bleus.

Alors je compterai jusqu’à trois, et je claquerai des doigts. Et j’espère qu’on s’éveillera.