Société

Desjardins : Stéphan fait de la résistance

À l’époque où il animait le Téléjournal, Stéphan Bureau était pour moi une source d’irritation que je m’expliquais mal.

Qu’avais-je donc à lui reprocher? La manière, surtout. Une façon, un peu vulgaire, de faire rebondir l’information comme un ballon de plage qu’on se passe dans la foule à un concert rock, me semblait-il.

Puis il a disparu, s’est retiré dans ses terres, et je m’en suis souverainement ennuyé, me retrouvant – encore une fois! – face à ces humeurs qui teintent le jugement, au delà de toute valeur objective, me plaçant dans une posture indéfendable. Comment avais-je pu être aussi loin de la track? Pourquoi n’avoir pas partagé l’enthousiasme de ce jeune homme, de quelques années mon aîné, qui prenait l’information à bras-le-corps, et la malaxait pour la rendre digeste sans pour autant lui retirer toute sa substance?

À la barre du TJ, Bureau chevauchait son époque plutôt que de se laisser piétiner par l’impétueuse monture. Conscient de la dimension "spectacle" de l’information, il en adaptait certains codes pour mieux faire passer les sujets les plus rébarbatifs. J’étais obsédé par le lasso qui tournoyait au-dessus de sa tête, trop con pour voir avec quelle adresse il parvenait ensuite à ficeler les veaux graissés à la surenchère médiatique. Nous.

Je suis assis à discuter avec Bureau depuis plus d’une heure à une table de resto quand tout cela m’explose au visage, mais je ne lui en dis rien, me sentant parfaitement ridicule, presque honteux. Une heure à parler de culture en général, de littérature en particulier, de notre époque anxiogène, allergique à l’effort, dopée à la vitesse, à la facilité. Plus nous parlons, plus son débit de mitraille met au défi ma technique de prise de notes, et plus je me sens pris d’un élan de sympathie pour le bonhomme. Mieux, du respect, et plus encore, de l’admiration.

Comment faire autrement? Non seulement me tend-il un miroir où je reconnais – mais en plus articulé, mieux appuyé – mes propres préoccupations concernant l’utilité de la culture à faire de meilleurs humains, des citoyens plus éclairés, moins propices à être abusés par les différents pouvoirs, mais je vois aussi chez lui une sorte de méthode. Un sens du combat, une volonté d’imposer au monde médiatique vidé de sens un nécessaire supplément d’âme. D’ailleurs, ce que ce type propose est à la limite du miracle de nos jours. Contact, l’émission de télé qu’il anime et produit à Télé-Québec, ce n’est pas de la télé, c’est un anachronisme dans tout ce que cela peut receler d’absolument réjouissant. Une heure en compagnie d’un créateur à l’époque de la clip de deux minutes pour les arts et spectacles, pris en étau entre les prévisions météo et les tirages de la 6/49. Une heure à entrer dans la tête de monstres sacrés comme Laferrière, Pennac, Ducasse, Vigneault et Desjardins, mais aussi une heure à sonder leur vie, à tâter de l’intime, avec prudence et pudeur, au même moment où les pages de variétés les plus vendues nous exposent comment la participante d’une téléréalité hyper populaire est parvenue à perdre 30 livres.

"Je ne sais pas si ce que je fais est un acte de résistance, nuance-t-il, mais c’est un acte de bonheur. Je suis terriblement chanceux de faire cela, je me sens privilégié."

Puis il se ravise: "Oui, c’est peut-être un acte de résistance. Tu peux résister, l’époque ne condamne pas", affirme-t-il.

Et moi qui suis presque convaincu du contraire. Ou enfin, désenchanté par le rouleau compresseur de cette époque qui confond société de loisirs et consumérisme, culture et divertissement. Atterré de voir une civilisation qui se complaît dans la médiocrité, trop occupée à vivre vite, sous vide, à courir après le bonheur ensaché.

S’il y avait chez Bureau l’ombre d’une parcelle de messianisme, je me rebifferais. Mais non. Aucune aspiration démesurée, pas d’ambition de sauver le monde. Pas un seul soupçon de suffisance, aucun mépris. Seulement l’envie de partager, de faire voir autre chose que l’habituel cortège. J’en suis carrément ému.

Me voilà devant un lucide qui n’a pourtant pas perdu la foi. Capable de constatations aggravantes sur notre monde, mais animé par cette culture qu’il décrit comme des couches de vernis, constitutives de tout ce qu’il est, habité par l’idée que cette culture peut, sinon nous sauver, nous améliorer.

"Je ne suis pas un pessimiste, dit-il. Le monde va mal, mais notre opportunisme d’espèce va l’emporter sur notre entropie. L’idée de combattre me plaît. Combattre sa propre inertie, l’époque glauque…"

Pourtant à contre-pied de cette époque, il ne la vomit pas. Comme il le faisait autrefois avec l’information, il la prend à bras-le-corps, et se sert de ce qu’elle a de meilleur pour en faire oublier le pire, pendant une heure chaque semaine.

"Je préfère être un quétaine de l’espoir contre le cynisme."

J’aimerais pouvoir en dire autant.