Société

Pop culture : L’inquisitoire

Inquiété par une brigade de chiens fantômes venus troubler la quiétude de ma petite vie, un pouvoir totalitaire hypothétique (et heureusement invraisemblable), je me suis soumis à un interrogatoire serré. Solidaire avec ces journalistes qu’on tient sous muselière, en Chine, en Iran, en Corée du Nord, à Cuba et ailleurs dans le monde, j’ai accepté de signer ces aveux.

Selon nos sources, c’est vous qui auriez fait la macabre découverte.

Macabre, c’est un bien grand mot.

Dites-nous, où avez-vous trouvé le corps? Parlez.

Il était étendu dans mon lit, à demi conscient, ce matin-là comme ça arrive souvent. Ce matin-là comme tous les autres, en fait. Il y a longtemps que j’ai accepté de le trouver parmi mes draps au petit jour. À force de vivre avec un corps dans sa vie, on finit par l’accepter, vous savez…

Qu’en avez-vous fait? Avez-vous tenté de le réanimer?

(Le prévenu garde un moment le silence, le regard incrédule. Il se touche le visage. C’est louche. Il détournera la question.)

Je suis de ceux qui vivent dans la peur. L’angoisse de la mort n’attend pas au dernier jour pour se faire sentir, vous savez. C’est la tragédie du bonheur. Ceux qui ne croient pas être heureux le cherchent par tous les chemins. Et ceux qui se savent comblés ont peur de tout perdre. Alors on n’en parle pas. Ou si peu. À ma connaissance, il n’y a que Paule Therrien qui puisse souhaiter sans ambages, avec la légèreté que lui permet la plus belle voix du Royaume, un simple "soyez heureux", ultime clôture de son émission du dimanche.

Qu’aviez-vous fait la veille?

J’avais avalé à longues lampées le paysage.

Chicoutimi était belle, vue du nord. Sainte-Geneviève me poussait dans le dos, cherchant peut-être à précipiter mon allure, mais je tenais à prendre mon temps. Le pont Dubuc déchirait la rivière Saguenay, sécante entre les dernières lueurs du coucher de soleil et un mur de pluie qui s’avançait en masquant l’horizon. Je me disais que la rivière appartient à ceux qui doivent la traverser. Les autres l’oublient, ne l’apprécient que du coin de l’oeil, lorsqu’ils la trouvent au détour d’un horizon trop souvent fermé.

C’était les nouvelles de l’heure à la radio de Radio-Canada, je les écoutais distraitement. La ville commençait à s’imposer comme elle le fait toutes les nuits, revêtant les scintilles de ses réverbères, devenant pour quelques heures la seule chose qui subsiste encore dans la pénombre du monde. Je buvais tout ça comme une liqueur dont on se rince le gosier. J’étais complètement ivre, coupable de tous les excès.

J’aime Saguenay la nuit. Je l’ai faite mienne si souvent, et je la découvre un peu plus chaque fois. Lorsqu’elle se laisse regarder, suave, s’étirant dans l’ombre.

Avec qui étiez-vous?

J’étais seul, engoncé dans l’atmosphère contrôlée de l’habitacle de mon véhicule.

N’est-on pas toujours seul face à ce qui est beau? L’expérience, comme l’amour, ne se divise pas. Elle se multiplie. C’est comme cette culture qu’on voudrait à tout prix partager – que je m’acharne à offrir en partage, pâture sensible que j’expose à la voracité de ses amateurs. Pourtant, chaque oeuvre, quelle qu’elle soit, ne peut insuffler de sens à l’esprit que d’une personne à la fois. Lorsque l’extase, avec beaucoup de chance, se produit.

Le pont entamé, je me disais que la culture ne peut pas être de masse. Que c’est une illusion. Un mirage. Une hypnose. Une chimère qui joue la sirène, infâme séductrice.

N’est-on pas toujours seul, même ensemble? Lorsqu’une insécable distance se fait sentir entre nous, empêchant que nous comprenions qu’au fond, nous sommes d’accord. Lorsque nos voix devraient se rejoindre. Et que pourtant nous nous acharnons à chercher ce qui les sépare.

Un journaliste pour qui j’ai beaucoup de respect m’a un jour dit: "Quand on couvre la vie culturelle, il n’y a pas de compétition possible. On travaille pour la même cause."

Et pourtant, les gens aiment tenter l’affront. Peut-être est-ce pour oublier notre propre fragilité que nous tentons le coup de la discorde, opposant invariablement nos mots plutôt que de travailler de concert.

Et ne croyez-vous pas que vos propres mots y soient pour quelque chose?

Si. Je suis responsable. J’enflamme, puis attise. Ou alors je défends. Ou j’encense (parfois). Je prends de toute façon un malin plaisir à trouver la tournure qui dérangera. Le tendre choc. Celui de l’image. Ou celui du sujet. Qui fera rugir les uns, sourire les autres.

Pourtant, je suis sincère. Au-delà du jeu qui me lie aux lecteurs de ma chronique, qui nous fait croiser le verbe sur le fil de nos correspondances ou dans le cirque de l’Internet, j’espère sincèrement alimenter une culture que je voudrais plus vive que la vie elle-même.

Êtes-vous généralement pertinent?

Non, pas toujours. Heureusement.

Êtes-vous menteur?

À l’occasion. Mais ça, personne ne le sait.

De toute façon, je suis seul.