Société

Pop culture : Les petites boîtes

C’était un garage immense, et surtout impeccable. Avant d’entrer, il avait secoué ses bottes sur le seuil. Je l’avais fait aussi, suivant son exemple, comme il est poli de le faire lorsqu’on entre dans un temple qui nous est totalement étranger.

Il n’y avait là aucun espace laissé au hasard. Des centaines d’outils étaient accrochés aux murs selon une science proche de la muséologie, effet amplifié par la présence de certains accessoires assez vieux pour avoir subi la poigne de son vieux père décédé.

Comme chaque jour, il alla enfourner quelques boules de papier, un fagot de bois sec et une fine bûche dans la truie qui trônait dans un coin. Un peu de chaleur, quotidiennement, dans cette enclave où tout était parfait, et où toute chose trouvait sa place. Chaque longueur de vis avait sa petite boîte ou son pot de verre, et différents matériaux étaient disposés selon leur taille, ou la probabilité de leur utilité.

C’est alors que ça m’a frappé. Qu’il est triste, tout de même, que dans la vie, tout ne puisse pas être ainsi classé.

Parfois, je reçois des courriels mettant en doute certains de mes choix. C’est surtout le cas lorsque j’emprunte des détours qui me mènent sur les chemins de la vie politique ou des problèmes sociaux. La question qui surgit alors fréquemment est: "En quoi est-ce culturel?" C’est arrivé, entre autres, lorsque j’ai décrié les propos désobligeants de l’animateur Louis Champagne à l’égard des homosexuels. Aussi, plus récemment, lorsque j’ai interrogé le dépôt par le maire Tremblay de son mémoire, au nom de ma ville, à la commission Bouchard-Taylor. C’est vrai, au fond, pourquoi un type comme Jean Tremblay se faufile-t-il dans notre couverture de la vie culturelle?

D’abord et avant tout parce qu’il agit sur la culture. La politique ne se dissocie pas plus du secteur culturel que des secteurs manufacturier ou économique. Que ce soit aux paliers municipal, provincial ou fédéral, elle coule dans les veines mêmes de ceux qui refusent d’en entendre parler.

Si Jean Tremblay, quoi qu’il semble parfois en penser, ne fait pas toujours l’unanimité sur le plan politique, il est – sans aucun doute possible – le personnage public le plus souvent évoqué par les artistes engagés de la région. Sans dire qu’il est une inspiration, ce qui serait sans doute trop fort, il est devenu une image, un symbole on réfère parfois explicitement – je pense aux films de Pierre Demers, ou plus récemment à Jean-René Dufort -, d’autres fois par de brillants détours plus ou moins équivoques, dans les soirées de poésie ou les événements plus underground.

Par le truchement du regard porté par ces artistes et amuseurs publics sur notre désormais fameux maire, ce dernier est donc devenu une icône, image d’une chimère étrange qui va bien au-delà de l’homme. Il doit d’ailleurs se sentir légèrement dépassé par les événements. Car il n’est plus vraiment question de Jean Tremblay, mais de l’image qu’on a construite autour de lui et qui n’a plus rien à voir avec son rôle politique. C’est ainsi qu’on devient un personnage…

Personnage qu’il continuera assurément de jouer sur la scène politique régionale puisqu’il annonçait mardi ne pas se présenter à l’investiture du Parti conservateur dans Chicoutimi-Le Fjord.

Les catégories sont des faits humains, donc arbitraires. La nature et la culture suivent leur cours en se balançant éperdument de l’ordre établi. Il y aura toujours des mutations saugrenues, des monstres imprévisibles, des inclassables.

Longtemps la science s’est appliquée à décortiquer le vivant, classifiant la moindre manifestation de vie. On rêva même de totalement organiser le réel dans un immense tableau qui ne laisserait à la vie aucun recours possible au hasard. Comme le monde avait été créé par une (ou des, selon les croyances) entités parfaites, il fallait nécessairement que le monde soit organisé avec la même perfection, et régi par des lois à la logique implacable. Einstein aurait d’ailleurs retenu son souffle jusqu’à la toute fin, espérant établir LA loi qui les régirait toutes…

Aujourd’hui, il semble plus que jamais impossible que l’homme réussisse à enfermer toute la vérité du monde et les connaissances nécessaires à sa maîtrise dans un quelconque tableau aux cases bien définies. Aucune encyclopédie ne sera jamais plus vraie que nature, plus grande que le monde, capable de l’avaler. Wikipédia n’a d’ailleurs de prétention universelle que pour son accessibilité.

Il est pourtant rassurant de tenter d’aménager notre expérience de la vie comme s’il s’agissait d’un établi, au fond d’un garage où "tout n’est qu’ordre et beauté" (je sais, Baudelaire ne parlait pas de rangement…). La structure même d’un journal m’oblige à un tel exercice, chaque semaine, et je fais sans cesse face aux limites que cela implique. L’interdisciplinarité de plusieurs artistes est un joyeux casse-tête lorsqu’il faut leur trouver une place dans nos pages. Sans doute un heureux problème…

Je m’y suis fait depuis longtemps. Tout ne peut pas entrer dans une classification rigoureuse, à moins que celle-ci n’admette une filière fourre-tout permettant les zones grises. Et je ne dis pas cela pour justifier le désordre de mon bureau.

Il y aura toujours un inclassable, un Jean Tremblay.

Comme cette fois où l’homme au garage s’est acheté une pelle ergonomique à la forme particulièrement étrange. Aujourd’hui, elle s’est trouvé une place dans le fouillis de mon petit cabanon en attendant que la neige reste assez longtemps pour me coller aux baskets.