Jean-François Lisée : Entre nous et moi
Société

Jean-François Lisée : Entre nous et moi

Instigateur du controversé projet de loi sur l’identité québécoise proposé par Pauline Marois, Jean-François Lisée n’en démord pas: la création d’une citoyenneté et d’une constitution québécoises est le seul remède à la crise identitaire que traversent les Québécois.

Voir: Selon vous, l’adoption d’une citoyenneté québécoise est une nécessité urgente.

Jean-François Lisée: "La citoyenneté, c’est un moyen de faire en sorte que la majorité franco-québécoise retrouve son estime de soi, qui est essentielle. Je pense que si on n’a pas l’estime de soi, on est parfois porté à détester l’autre. Ce qui m’irrite dans le débat actuel, c’est qu’on a l’impression que la faute est à l’autre, aux nouveaux arrivants. Or, la faute n’est pas à l’autre. La faute est à la majorité, qui n’a pas eu la force de caractère de dire clairement qui elle est et ce qu’elle attend des autres, surtout des nouveaux immigrants."

Comment instaurer et légaliser une citoyenneté québécoise alors que le Québec n’est pas un pays souverain?

"C’est sûr que c’est complexe. Mais les citoyennetés internes, ça existe dans des situations singulières, et le Québec est une situation très singulière. La France, pays centralisateur, a accepté de créer une citoyenneté pour les habitants de la Nouvelle-Calédonie; la Finlande en a créé une pour sa province suédoise; le Canada vient d’accepter d’en créer une pour les Amérindiens de la Colombie-Britannique, la nation Nisga’a. C’est possible juridiquement puisque le Canada vient de le faire. Est-ce que c’est constitutionnel? J’aimerais bien entendre le Canada dire que c’est constitutionnel pour les Amérindiens, mais pas pour la nation québécoise."

Le grand tollé provoqué par cette proposition vous décourage-t-il?

"Pas du tout. Quand René Lévesque et Camille Laurin ont fait la loi 101, ça a provoqué aussi un immense tollé. Les dénigreurs de cette loi n’ont cessé de claironner que cette loi linguistique était foncièrement anticonstitutionnelle. Effectivement, la Cour suprême du Canada a enlevé des petits bouts de loi 101, mais le progrès massif que celle-ci a permis a été essentiel. Aujourd’hui, tout le monde reconnaît, y compris les anglophones québécois, que ça a été une mesure extrêmement intégratrice. On ne doit pas s’interdire d’agir parce qu’on pense que la pire interprétation possible de la Charte des droits et libertés va nous empêcher de faire ce qu’on considère souhaitable."

Vous reconnaissez, dans votre livre, que la création d’une citoyenneté et d’une constitution québécoises sera une alternative au projet souverainiste, récusé pour le moment par une majorité de Québécois. Pour les nationalistes québécois, ce "plan B" n’est-il pas un aveu d’échec?

"La Constitution qui nous lie à nos voisins canadiens, le Québec ne l’a jamais signée. Les Québécois sont dans une situation très paradoxale, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du cadre confédératif canadien. D’une part, cette situation nous fragilise, mais d’autre part, elle nous oblige à la créativité. L’idée d’une citoyenneté québécoise est urgente à cause de la crise identitaire que nous vivons aujourd’hui. Est-ce que l’instauration d’une citoyenneté interne nuira à la souveraineté du Québec? Deux arguments, fort valables, s’opposent. Il y a des gens qui disent que si on avait une constitution et une citoyenneté internes, ça nous donnerait quoi d’avoir en plus une souveraineté politique? D’autres disent que tout ce qui contribue à construire l’identité québécoise, en l’occurrence une citoyenneté interne, prépare l’avènement de la souveraineté. Moi, je dis, laissons l’avenir décider et posons-nous la question de savoir si le Québec du début du 21e siècle a besoin d’une citoyenneté et d’une constitution internes pour se redonner un équilibre entre sa majorité francophone et ses minorités, asseoir l’estime de soi de sa majorité, mieux accueillir ses nouveaux immigrants, assurer la réussite de leur intégration."

Au chapitre de l’éducation, vous faites une proposition qui, sans doute, suscitera l’ire des souverainistes les plus invétérés.

"Je propose carrément de fusionner les réseaux francophones et anglophones des cégeps, pour en arriver graduellement à un seul réseau, dans lequel tous les jeunes Québécois, peu importe leurs origines culturelles, partageront une expérience commune. Actuellement, 57 % des non-francophones ayant fréquenté l’école française, parce que la loi 101 les y obligeait, poursuivent leurs études post-secondaires dans un cégep anglophone. Beaucoup de francophones vont étudier au cégep en anglais non pas parce qu’ils pensent que l’enseignement est meilleur, mais tout simplement parce qu’ils veulent avoir une connaissance opérationnelle de l’anglais. On ne peut pas les blâmer pour ça. Prolonger la ségrégation avec la loi 101 au cégep, ce n’est pas une solution. Mais, ça n’a pas de sens non plus qu’une partie de plus en plus grande de l’élite du Québec de demain soit formée dans les institutions scolaires de la minorité anglophone. Il faudrait d’abord procéder par projets pilotes, dans la région montréalaise. Dans ces cégeps nouveaux, les trois-quarts de l’enseignement seraient prodigués en français, le quart en anglais. Il s’agirait d’un pas important à la fois pour la prédominance du français et pour le nationalisme civique, sans compter que cette mesure contribuerait à la rétention des jeunes non-francophones québécois, qui seraient mieux préparés à réussir au Québec."

Sur le plan linguistique, vous proposez aussi un grand changement d’orientation

"Oui. Jusqu’à maintenant, chaque fois qu’on parle de l’épineuse question de la langue, surtout dans le camp souverainiste, on a l’impression qu’on veut que le Québec devienne aussi francophone que l’Ontario est anglophone. Les Québécois francophones ne veulent pas du tout ça. Ils veulent évidemment que le français, langue commune, soit parlé par tous, mais ils sont également très conscients que la vitalité du Québec tient aussi au fait qu’il y a une minorité anglophone historique qui a une masse critique et des institutions, qu’elle continue à développer. Si la masse critique de la communauté anglophone diminuait un jour, il faudrait intervenir pour que celle-ci soit préservée. On devra faire aussi la même chose pour assurer la pérennité des communautés amérindiennes et des communautés culturelles, qui ont une identité forte et réelle."

Il y a plusieurs "Nous" au Québec: le "Nous" de la majorité francophone, le "Nous" de la minorité anglophone, le "Nous" des Amérindiens, le "Nous" des communautés culturelles… Notre objectif pour le siècle, c’est de reproduire à peu près l’équilibre linguistique qu’on a aujourd’hui. Donc, nous avons tous intérêt à être en bonne santé linguistique. Admettre que la prédominance du français doit devenir un principe général d’application de la législation et de la réglementation linguistiques, c’est non seulement s’ajuster au réel, mais aussi miser ouvertement sur toutes nos forces, y compris les forces anglophone, allophone et autochtone."

Nous
de Jean-François Lisée
Éd. du Boréal, 2007, 108 p.