Jean-François Rioux : La guerre pour la paix
L’échec de l’intervention américaine en Irak est en train de délégitimer des opérations militaires à caractère humanitaire, estime le politologue Jean-François Rioux, qui vient de diriger un ouvrage collectif sur les problèmes moraux et éthiques aigus que posent désormais les interventions internationales armées.
Aujourd’hui, l’usage de la force pour défendre des causes humanitaires se généralise à l’échelle internationale. Le "droit d’ingérence humanitaire" est-il devenu un impératif incontournable?
Jean-François Rioux: "Les interventions militaires à des fins humanitaires étaient relativement rares avant 1990. Durant les 15 dernières années, cette catégorie d’intervention, qui est revenue avec force dans les relations internationales (Somalie, Bosnie, Kosovo…), a soulevé le débat sur la pertinence du droit international positif basé sur la souveraineté pour la protection de populations menacées par les actions néfastes ou l’incompétence de leur propre gouvernement. Du point de vue éthique et moral, les interventions humanitaires posent aujourd’hui des dilemmes importants. Elles ont renouvelé la question à savoir si des impératifs moraux peuvent supplanter la notion de souveraineté issue du droit positif. Depuis l’appel de Bernard Kouchner, au début des années 90, à un "devoir d’ingérence", le concept d’intervention humanitaire a connu une progression continue dans les débats internationaux."
Pourquoi le droit international est-il si réfractaire à légitimer la notion d’"intervention humanitaire"?
"Malgré les lacunes de la Charte de l’ONU et l’orientation résolument défavorable aux interventions humanitaires du droit international, le Conseil de sécurité de l’ONU a quand même encouragé et autorisé plusieurs interventions à caractère humanitaire en utilisant le langage de la sécurité collective. En 2001, la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté des États (CIISE), constituée de personnalités internationales et créée à l’initiative du Canada, a conclu dans son célèbre rapport, La responsabilité de protéger, que le privilège étatique de la souveraineté ne peut être accordé qu’aux États qui assument la responsabilité de protéger leurs citoyens contre les pires abus des droits de la personne.
Mais le succès du concept de "responsabilité de protéger" doit être cependant nuancé. Un grand nombre de pays du Sud sont en fait contre cette notion qu’ils perçoivent comme un nouvel avatar de l’impérialisme occidental cherchant à imposer ses intérêts sous le couvert de justifications altruistes. L’intervention très impopulaire des Américains en Irak et la non-intervention dans le conflit du Darfour, qui, selon certains, en est la conséquence indirecte, semblent démontrer que l’intérêt national des grandes puissances passe bien avant la responsabilité de protéger des populations aux abois. Il y a encore trop de réticences face à la notion d’intervention humanitaire de la part des petits et moyens États et des régimes non démocratiques, qui craignent d’être ciblés par de telles politiques, pour que l’on établisse un droit d’ingérence contraignant."
Des interventions militaires à des fins humanitaires posent alors un sérieux dilemme au regard de la morale et de l’éthique?
"Absolument. Il peut y avoir des interventions militaires qui sont illégales, parce qu’elles n’ont pas reçu l’assentiment de l’ONU, mais qui sont morales. Est-ce qu’on doit agir parfois, même si on contrevient au droit international, pour protéger des populations menacées? Ça a été le cas, au début des années 90, de l’opération militaire au Kosovo, qui n’a pas reçu l’aval de l’ONU parce qu’il y avait des pays importants, comme la Russie, qui s’opposaient farouchement à cette intervention. Les Occidentaux sont quand même intervenus au Kosovo prétextant que c’était une guerre humanitaire pour sauver les populations kosovars victimes des exactions serbes. On a là l’exemple d’une opération à volet humanitaire qui n’a pas été autorisée, donc illégale. Pourtant, aux yeux de la majorité des éthiciens, cette opération était morale et justifiée."
Le fiasco des Américains en Irak ne risque-t-il pas de rendre, dans le futur, plus difficiles et moins légitimes les interventions militaires ayant un but humanitaire?
"Les déboires des Américains en Irak, où la violence terroriste est chaque jour plus grande, sont en train de délégitimer les autres interventions militaires à l’étranger, même celles qui sont légales et animées par les meilleurs principes. Ça a été un mauvais coup du gouvernement de George Bush. Mais ça n’implique pas que toutes les interventions militaires dans des contrées étrangères soient nocives. N’oublions pas, par ailleurs, que les Américains éliront, dans un an, un nouveau président et un nouveau gouvernement."
La débandade des Américains en Irak explique-t-elle l’impopularité croissante dans l’opinion publique canadienne de la mission militaire en Afghanistan?
"Oui, l’intervention militaire canadienne en Afghanistan est aujourd’hui mal perçue par une majorité de Canadiens à cause de l’enlisement des Américains en Irak. Si les Américains n’étaient pas coincés en Irak, on aurait aujourd’hui un niveau de terrorisme différent en Afghanistan, et la mission de nos troupes dans ce pays serait perçue différemment par les Canadiens. Si on analyse cette épineuse question du point de vue de la légalité et de l’éthique, force est de rappeler que la mission en Afghanistan est légale, parce qu’elle a été autorisée par l’ONU, alors que l’intervention en Irak était considérée illégale par la majorité des éthiciens. Les deux situations sont très différentes, bien qu’une nuise à l’autre. Aujourd’hui, une majorité de Canadiens pense que même si la mission en Afghanistan est justifiée du point de vue moral, ses chances de succès sont tellement faibles que ça ne sert à rien de la poursuivre. Cette position est prédominante, notamment dans la classe politique canadienne."
Selon vous, le pacifisme du Canada n’est qu’un mythe tenace.
"On entend souvent que le Canada est une puissance pacifiste qui devrait se limiter à faire que des missions de casques bleus. Le Canada n’a jamais été une puissance pacifiste, c’est absolument faux! Quand Lester Pearson élabora les missions de paix, ce n’est pas parce qu’il était pacifiste, il ne l’était pas du tout. Pearson était proOTAN et proaméricain. Il a conçu les missions de paix parce que, à l’époque, la situation internationale était complètement bloquée; il n’y avait pas moyen d’organiser des interventions humanitaires. Les missions de paix étaient alors la seule action positive qu’on pouvait entreprendre pour essayer de calmer le jeu entre les grands blocs. On aurait tort de généraliser et de conclure que le Canada ne fait que des missions de paix conventionnelles, car il est une puissance pacifiste. Le Canada est membre de l’OTAN et a combattu dans plusieurs guerres. Est-ce que le Canada devrait être une puissance pacifiste? Il faudra que les Canadiens le décident une fois pour toutes. Mais, pour l’instant, il ne faut pas confondre ce qu’on veut que le Canada soit avec ce qu’il est."
L’intervention armée peut-elle être juste? Aspects moraux et éthiques des petites guerres contre le terrorisme et les génocides
Sous la direction de Jean-François Rioux
Éd. Fides, Collection "Points chauds", 2007, 270 p.