Jacques T. Godbout : Le côté sombre du don
Société

Jacques T. Godbout : Le côté sombre du don

Le temps des fêtes est la période par excellence pour le don. Mais, attention, tous les dons ne sont pas véritables et altruistes, rappelle le sociologue Jacques T. Godbout, qui vient de publier un essai imposant sur ce complexe sujet.

Il y a une forte corrélation entre le don et le temps des fêtes?

Jacques T. Godbout: "Oui. La culture propre à une société influence la façon dont le don va circuler. Dans les sociétés occidentales, le temps des fêtes est le moment privilégié du don, qui prend alors la forme de cadeaux et d’échanges interpersonnels. Le don prend aussi la forme d’une distribution de biens, de nourriture, d’habits… aux personnes les plus démunies de notre société. Au Québec, c’est le temps des guignolées. Durant le temps des fêtes, le don est présent sous sa forme exacerbée. C’est le moment où la société tient à resserrer ses liens sociaux et à montrer qu’ils sont importants."

Quelle place sociale occupe le don le reste de l’année?

"Ça ne signifie pas que le don est absent pendant les autres périodes de l’année. Le don est omniprésent dans la société. Chaque fois que vous êtes invité chez des amis, ça m’étonnerait qu’ils vous présentent l’addition à la fin du repas. Ils vous offrent un don d’hospitalité. Vous les inviterez peut-être à votre tour, ou peut-être pas. Le don est omniprésent quotidiennement dans nos rapports sociaux sous la forme de services, d’hospitalité, de petits cadeaux… Ces échanges se font par le biais du don et non par le truchement du marché ou d’une forme d’autorité contraignante, comme par exemple l’État."

Vous rappelez dans votre livre, qu’en Occident, il y a deux modèles fort différents qui gèrent la distribution des dons.

"De façon générale, on a tendance à distinguer le modèle anglo-saxon, notamment étasunien qui accorde beaucoup plus d’importance au don, sous la forme de philanthropie. Les adeptes de ce modèle se méfient beaucoup de l’État. À l’autre extrême, il y a le modèle français qui, traditionnellement, considère que la redistribution doit passer principalement par l’État. Comme d’habitude, le Québec s’est toujours situé entre ces deux modèles."

Au Québec, la tradition du don a-t-elle connu des changements importants au fil du temps?

"C’est certain que le don a toujours fait partie des valeurs sociales des Québécois. Je ne crois pas qu’il y a eu au Québec des changements importants en ce qui a trait aux dons interpersonnels. Le principal changement que les Québécois ont connu ces trois dernières décades dans le domaine du don a été l’arrivée de la philanthropie des grandes fondations, basée sur le modèle américain. C’est un changement qui s’est produit aussi dans d’autres sociétés occidentales, notamment en Europe. La principale raison pour laquelle ce changement est survenu au Québec, c’est parce que la société québécoise est aujourd’hui plus riche. Dans les années 40, 50, 60, il y avait peu de riches au Québec, donc il y avait peu de grands philanthropes. Une autre raison qui a favorisé ce changement: le déclin de l’État providence québécois."

Donc, la crise de l’État providence a sensiblement modifié le rôle social du don?

"Il y a une crise de l’État providence qui touche, à différents degrés, tous les pays occidentaux. Cette crise sévit aussi bien sûr dans le Canada de Stephen Harper et au Québec à un moindre degré. On observe dans presque toutes les sociétés occidentales un certain transfert des responsabilités assumées dans le passé par l’État à des organismes philanthropiques, à des fondations et aux grands donateurs, qui assument désormais certains problèmes sociaux. Ce changement majeur comporte des avantages et des inconvénients. On constate que les nouveaux problèmes sociaux sont souvent détectés par des organismes communautaires et des organismes philanthropiques, qui fonctionnent sur le principe du don. Mais ce n’est pas normal que lorsque la société a identifié un problème, ce soient les organismes privés charitables ou de philanthropie qui doivent l’affronter seuls. C’est une responsabilité qui incombe aussi à l’État et à la société dans son ensemble."

Y a-t-il aussi une mondialisation du don?

"Oui. Il y a une mondialisation du don comme il y a une mondialisation du marché et une mondialisation de la société humaine sous tous ses aspects, avec ses inconvénients et ses avantages. Le problème est que le don transporte un message social. Par exemple, par rapport à l’Afrique, l’Occident définit souvent les Africains comme des peuples incapables de donner aux Occidentaux quoi que ce soit. Les Africains font une analyse bien différente de leurs relations avec les Occidentaux. Ils leur disent: "On ne veut pas de votre don de charité, on veut simplement que vous établissiez des règles du marché qui soient justes. Pour cela, il faut, par exemple, que vous cessiez de subventionner vos agriculteurs pour nous empêcher de vendre nos produits dans les pays occidentaux." Dans ce contexte, le don est perçu non pas comme une action altruiste, mais comme un instrument de domination idéologique."

D’après vous, le don peut s’avérer aussi un instrument pernicieux quand il n’est pas véritable, libre et gratuit.

"Le don entraîne toujours une dette. Mais il est positif lorsqu’on ne sent pas le besoin de la rembourser. Plus il est désintéressé, c’est-à-dire plus il vise le bien-être de la personne à qui il est adressé, plus le don a de la valeur. Le don fonctionne bien quand il est positif, mais il peut être aussi pervers. Il y a une dimension psychologique toujours présente. Elle peut être positive ou négative. On peut faire un don à l’intérieur d’une famille; un frère qui a beaucoup d’argent peut faire un don monétaire à un proche parent qui est pauvre, sachant qu’il ne peut pas lui rendre la pareille, simplement pour mettre en évidence sa supériorité. Cependant, le don étant gratuit, il n’appelle pas une équivalence marchande. Deux autres frères s’échangeant des cadeaux d’inégale valeur peuvent être tous deux contents. Ce n’est que dans une économie de marché que la dette est vue comme négative, un problème à résoudre. Plus qu’échange de biens, le don est langage, il véhicule un message, une signification. L’essentiel de ce qui circule par le don, c’est ce que signifie la relation. Cela peut être positif ou négatif."

Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre
de Jacques T. Godbout.
Éd.du Seuil, 2007, 395 p.