Accommodements Raisonnables : Passe-moi la puck
Société

Accommodements Raisonnables : Passe-moi la puck

En 2007, on a souvent demandé l’avis des artistes au sujet des accommodements raisonnables et de la commission Bouchard-Taylor. Trop? Nabila Ben Youssef, Luck Mervil et Boucar Diouf nous disent comment ils ont vécu tout ce remue-méninges interculturel.

Nabila Ben Youssef, Luck Mervil et Boucar Diouf assis à une même table, c’est la promesse d’une discussion animée, colorée. Or les trois artistes, d’entrée de jeu, sont plutôt frileux. "Tristan, où est-ce que tu t’en vas avec cette entrevue-là?" me demandera même un Boucar vaguement inquiet, avant que ne débute l’échange. C’est que le dossier des accommodements raisonnables a pris une folle ampleur, et les propos des uns sont souvent distorsionnés par les autres. Quelques minutes suffisent pourtant à délier les langues. On dira ce qu’on voudra, le sujet est encore bien chaud… Compte rendu d’un entretien passionné.

En tant que personnalités associées à telle ou telle communauté culturelle, avez-vous parfois trouvé un peu lourd d’être mêlés de facto à cette grande réflexion?

Boucar Diouf: "Oh oui… D’autant plus qu’à mon avis, on devrait tendre l’oreille à ceux qui sont restés plus silencieux. J’ai l’impression qu’on a souvent mis l’accent sur le couteau qui tranche, comme on dit en Afrique, plutôt que sur l’aiguille qui coud, qui fait le lien. Les médias ont tellement couru après les déclarations qui font du bruit, les personnages controversés comme l’imam Jaziri, sans trop donner la parole à ceux qui vivent leur islam dans la tranquillité à Laval, tout en vivant leur québécité."

Luck Mervil: "En tant qu’artistes, cela dit, on a la chance de parcourir le Québec en entier et de rencontrer toutes sortes de gens. Ça nous donne un regard particulier sur la question. Les artistes ont peut-être pris trop de place dans le débat, mais ils sont bien placés pour prendre le pouls du Québec, pour se rendre compte, par exemple, de la fréquente mauvaise compréhension des communautés les unes par rapport aux autres."

Nabila Ben Youssef: "En ce qui me concerne, j’étais heureuse de contribuer à la discussion, mais je constate qu’on ne m’invite souvent que pour ça, on a oublié l’artiste complètement. Depuis mon passage à Tout le monde en parle, c’est fou, on me présente comme humoriste, mais on attend la polémiste…"

Sur le fond de la question, votre avis a-t-il évolué?

L.M.: "J’ai envie de poser une question à mon tour: à qui est-ce que ça a révélé le plus de choses, tout ça? N’est-ce pas au Québécois lui-même? Durant les premières semaines de toute cette histoire, en tout cas, j’ai croisé plusieurs Québécois de souche, entre guillemets, qui m’ont dit avoir honte. Ils n’en revenaient pas de la teneur de certains propos, intolérants, ou à tout le moins pleins d’ignorance par rapport à l’autre."

N.B.Y.: "Le problème n’est pas nécessairement du côté de ceux qui demandent des accommodements. Il peut y avoir des profiteurs, des ignorants, des cons. Comme partout et dans tous les pays. Dans le cas des vitres givrées [du YMCA du Parc], le problème vient de celui qui a accepté les revendications. Il y a des lois tout de même. Quand on les connaît, si quelqu’un nous demande de givrer les vitres d’un centre sportif, on n’a qu’à lui répondre de givrer ses lunettes, ou ses vitres chez lui!"

L.M.: "Moi, je crois que le problème ne vient pas d’un côté plus que de l’autre. Dans notre société, nous sommes un peu des parlementaires. Il est normal d’écouter l’autre, de tenter de l’accommoder dans la mesure du possible, et je ne peux pas en vouloir à celui qui essaie."

N.B.Y.: "Il reste que pour moi, cette demande d’installer des vitres givrées avait quelque chose d’une insulte. C’est contre les règles. Contre l’égalité hommes-femmes. Je ne parle pas de petits accommodements liés à une fête religieuse, par exemple, qui impliquent une absence à l’école…"

L.M.: "Ce que tu es en train de dire, Nabila, c’est que nous qui accueillons des gens de partout, peut-être que nous ne faisons pas notre travail, peut-être que nous ne les informons pas assez…"

B.D.: "Au départ, les accommodements raisonnables visaient à aider un peu les communautés plus vulnérables, dans le but de favoriser l’intégration. Mais ce n’est pas ça qui est arrivé. On a pu observer que plus on accommode les gens, plus ils sont dans une forme de repli identitaire. Les juifs hassidiques, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ont été accommodés en grand au fil du temps, et ça ne les a pas beaucoup rapprochés des Québécois."

Alors on peut poser la question: est-ce que les accommodements favorisent l’intégration?

B.D.: "Pour moi, c’est clair, la réponse est non. Mais ce que je trouve déplorable, ce n’est pas qu’on entende des choses parfois choquantes à la commission – ça c’est normal, c’est un peu comme dans une chicane de ménage: on entend des choses qui ne sont pas désirables, mais après, la poussière retombe et ça va mieux. Ce que je trouve déplorable, c’est qu’on n’ait pas donné beaucoup la parole à ceux qui aiment la culture québécoise, qui l’ont adoptée. Moi, vous savez, je suis musulman. Personne ne sait ça. Je suis musulman, je suis allé à l’école coranique quand j’étais petit, au Sénégal. Je pratique un peu, comme bien des Québécois pratiquent de temps à autre la religion catholique, et je n’en suis pas moins québécois. Mais quand on veut parler des musulmans au Québec, qui est-ce qu’on va chercher? L’imam Jaziri…"

L.M.: "Attention, on le demande à beaucoup de gens qui refusent, vous savez… Une chose est certaine: comme je l’ai dit à l’imam Jaziri, avant qu’il ne quitte le plateau de mon émission: "Vous avez la chance et l’occasion d’avoir la parole, de dire des choses intelligentes aux médias, vous qui savez que depuis le 11 septembre, on dit tout et n’importe quoi au sujet de la communauté musulmane…" J’ai bien été obligé d’ajouter: "Non seulement vous ne l’avez pas fait ce soir, mais vous avez fait du mal à vous-même, à votre famille et aux gens de votre communauté." Je trouvais ça tellement dommage."

B.D.: "On recherche des têtes d’affiche pour des groupes aussi hétérogènes que les musulmans. Des musulmans, il y en a des Afghans, des Africains noirs, des Maghrébins, des Indonésiens…"

L.M.: "Cela dit, ça a parfois du bon d’être confronté aux extrêmes: les mêmes gens qui jugeaient sévèrement les musulmans, avant l’entrevue, disaient le lendemain: "Un instant, ils ne sont pas si pires que ça!""

Sur le site Internet de la commission Bouchard-Taylor, on a posé aux internautes la question suivante: "Comment évaluez-vous l’idée de régionaliser l’immigration au Québec?" Quelle serait votre réponse?

B.D.: "Pour moi, c’est clair, il faut décentraliser l’immigration. L’intérêt, c’est qu’en région, la ghettoïsation n’est pas vraiment possible: les membres d’une même communauté ne sont pas assez nombreux! Alors on n’a pas d’autre choix que d’aller vers l’autre, et c’est ce que j’ai vécu en Gaspésie. Mais évidemment, on ne peut pas dire aux arrivants: allez dans la Baie-des-Chaleurs, même s’il n’y a pas de jobs!"

L.M.: "On en revient toujours au problème de la reconnaissance des diplômes. Tout le monde se cherche du travail, c’est évident, et on voit tellement d’immigrants très qualifiés devoir faire des petits boulots. C’est l’une des clés du problème."

N.B.Y.: "En fait, c’est sur la reconnaissance des diplômes qu’on aurait dû faire une commission!"

B.D.: "N’oublions pas que la majorité des immigrants viennent de pays où le produit intérieur brut est très inférieur à celui du Québec. Ces gens cherchent à améliorer leur sort. On ne peut pas faire abstraction de ça. Les gens qui arrivent avec des diplômes et qui ne trouvent pas de travail, ils ne s’intégreront J-A-M-A-I-S."

Boucar, durant ces années où tu as vécu à Rimouski, le regard des gens de l’endroit a-t-il changé devant le nouvel arrivant que tu étais?

B.D.: "Définitivement. Nous nous sommes apprivoisés les uns les autres. Encore une fois, nous n’avions pas le choix! Et ces gens-là, qui bien sûr ne pouvaient pas se douter qu’un jour ils me verraient à la télé, disent maintenant: c’est un petit gars du coin, ça!"

L.M.: "C’est quand même extraordinaire…"

Nabila, tu irais vivre ailleurs au Québec?

N.B.Y.: "Si je ne faisais pas le métier que je fais, sans hésiter, vraiment."

Parlons un peu du laïque et du religieux. C’est au coeur du problème, pour vous? Et croyez-vous que les Québécois, cette année, ont mesuré à quel point leur culture était encore pétrie de symboles catholiques?

N.B.Y.: "La religion catholique n’est pas éteinte ici, pour moi, c’est clair. Simplement, elle est un peu endormie, et quand on soulève certains sujets, on remarque que les Québécois sont encore très épris des symboles qui s’y rattachent."

L.M.: "Une chose est certaine, la foi, la conviction religieuse, ça ne se "raisonne" pas. La laïcité des institutions devient un enjeu capital dans un pays comme le nôtre, qui lui-même, en effet, est encore très marqué par son passé catholique. La nécessité d’un espace public laïque, elle est simple à expliquer: je ne peux pas dire à quelqu’un, moi, parce que je ne crois pas en son dieu: ça n’a pas de bon sens, ton histoire. Nous devons nous parler beaucoup sur ces sujets, ne pas oublier qu’ils ne se raisonnent pas, pour l’essentiel, et que nous devons avoir un terrain en dehors de tout ça pour pouvoir fonctionner en société."

B.D.: "J’ajouterai une chose toute simple: on a peur de ce qu’on ne connaît pas. Si une religion nous fait peur, la moindre des choses, pour moi, c’est de l’étudier. J’espère d’ailleurs que c’est l’une des conclusions que nous tirerons de l’exercice. Quand on connaît l’histoire de l’autre, l’histoire de ses croyances, on a déjà fait un grand pas vers lui."

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D’ICI ET D’AILLEURS

Les défis de l’intégration, Boucar Diouf connaît. D’origine sénégalaise, il a vécu 13 ans à Rimouski, où il a fait une maîtrise en océanographie, et s’illustre depuis quelques années comme humoriste et animateur. On l’a tous vu, cet été, coanimer l’émission Des kiwis et des hommes (SRC), et plusieurs se sont régalés de ses contes et anecdotes réunis dans le recueil Sous l’arbre à palabres, mon grand-père disait… (Les Intouchables, 2007), sorte de "voyage de la savane à la banquise".

Luck Mervil, de son côté, est né en Haïti mais vit au Québec depuis l’âge de 4 ans. On l’a connu au sein de la formation RudeLuck durant les années 90, avant que sa carrière n’explose grâce à son incarnation du Clopin de Notre-Dame de Paris. Aussi homme de télévision, il animait cet automne Le 3950 (TV5), une émission enregistrée chez lui, à sa table, autour de laquelle il a réuni des gens de tous les milieux. Le passage au 3950 de l’imam Saïd Jaziri, un musulman aux idées bien arrêtées, a fait couler beaucoup d’encre. Note: le 28 décembre, à 22 h, TV5 présente un "best of" de la saison, comprenant évidemment les propos de l’imam.

Nabila Ben Youssef, quant à elle, est née en Tunisie. Elle y a commencé sa carrière, obtenant différents rôles au théâtre, au cinéma et à la télévision, avant de s’installer au Québec, en 1996. En 2002, un an après sa sortie de l’École nationale de l’humour, elle se faisait remarquer avec le numéro solo J’arrive!. Mais c’est son spectacle Arabe et cochonne, créé en 2005 à l’occasion du Festival du Monde arabe, qui marquera pour de bon les esprits.