Naïm Kattan : Le survenant
Je suis arrivé à Montréal en 1954. J’y ai donc passé la majeure partie de ma vie. Dans mon livre Les Villes de naissance, je considère Montréal comme une ville de naissance au même titre que Bagdad et Paris, mais comprenant toutes les autres. Il y a 25 ans, j’ai publié un roman, La Fiancée promise, où je décris les premiers mois de ma vie dans cette ville que j’avais choisie parce qu’on y parlait français. J’ai déchanté car français et catholique étaient synonymes et je suis juif; il fallait m’expliquer: je n’appartiens pas à une paroisse, je ne fréquente aucune église et néanmoins, ma langue est le français. Premier accommodement de ma part. C’était un avantage car ma singularité me rangeait parmi ceux qui, à l’époque, tentaient de desserrer l’étau ecclésiastique, dont certains prêtres. J’étais l’un des premiers écrivains qu’on qualifie de migrants. Aujourd’hui, quand on me demande depuis combien de temps je suis au pays, je réplique: avant votre naissance, et c’est vrai deux fois sur trois. Je ne me considère plus comme un migrant. Je sais, pour l’avoir vécu, qu’ici, la société change avec une grande rapidité, et par conséquent, les accommodements sont éphémères, transitoires, fussent-ils raisonnables. Au Canada français et au Québec, la littérature démontre que le migrant est éternel, sauf qu’il n’est pas le même. De Maria Chapdelaine au Matou, en passant par Le Survenant de Guèvremont et L’Étrangère de Robert Élie, il y a toujours une femme ou un homme venus d’ailleurs qui décrivent une société en dérangeant et parfois en bouleversant son équilibre apparent. Seul le changement demeure constant et réel. Le survenant rend consciente une société du passage avec les bénéfices et les pertes qu’il comporte. Aujourd’hui, le survenant est plus important en nombre et plus imposant en différence. Le Québec, ayant fait sa révolution, n’est plus soumis aux clercs. Il est laïque. Mais a-t-on confondu la religion avec ses institutions? Le survenant, l’autre, vient avec des pratiques inconnues. Que sont devenues les nôtres et où est passée notre religion? De telles questions peuvent affirmer et confirmer une laïcité consciente d’elle-même. Ce ne sont plus uniquement les écrivains qui les posent. Ce serait heureux si on oubliait les dérives et les excès éminemment singuliers. Une société s’installe devant un miroir et se regarde au grand jour. Cela permet de distinguer le singulier du réel qui fait problème.