Benjamin Barber : De grands enfants
"Le capitalisme nous prend pour des enfants… que nous sommes devenus", soutient le politologue américain Benjamin Barber dans son brillant essai. Cet ex-conseiller de Bill Clinton et auteur du best-seller mondial Djihad versus McWorld croit résolument que le nouveau "capitalisme consumériste" constitue une grande menace pour la démocratie.
Voir: D’après vous, nous venons d’entrer dans une nouvelle ère du capitalisme, celle d’un "consumérisme débridé".
Benjamin Barber: "Ma thèse est que le capitalisme moderne, le capitalisme "consumériste", tourne le dos à ce qui a fait sa grandeur et son efficacité: un capitalisme "productiviste" produisant des biens et des services utiles, engendrant un profit légitime, réinvesti ensuite dans la production de biens nécessaires à la collectivité. Nous entrons dans une nouvelle ère du capitalisme: d’un côté, les adultes développent des désirs impulsifs de type enfantin, d’un autre côté, le système marchand propose des produits à caractère infantilisant pour coller à cette tendance nouvelle."
Ce nouveau capitalisme oblitère l’"éthique protestante" forgée jadis par le sociologue Max Weber?
"Absolument. Il fut un temps où le capitalisme était associé à des vertus qui ont contribué, du moins marginalement, à la démocratie, à l’esprit de responsabilité et au sens civique. Aujourd’hui, il est associé à des vices qui, s’ils servent le consumérisme, minent ces trois forces essentielles. On doit alors se demander si la démocratie, mais aussi le capitalisme lui-même, va pouvoir survivre à l’éthos infantiliste, dont ce nouveau système économique est aujourd’hui totalement dépendant."
Dans ce nouveau système économique, le consommateur est "infantilisé".
"Les caractéristiques constantes de cet éthos infantilisant sont: l’émotion domine la pensée, l’égoïsme prime sur l’altruisme, le privé sur le public, le rapide sur le lent, le facile sur le difficile. La culture adolescente est en train d’écraser toutes les autres formes de culture. Les chaînes de fast-food, les jeux vidéo, le succès de films comme Shrek le corroborent: la culture consumériste est bien souvent celle de la régression."
Selon vous, le marketing "corrompt" l’esprit des consommateurs. Pourquoi?
"Il faut absolument établir une distinction entre la publicité et le marketing. Jadis, la publicité avait uniquement pour but de fournir de l’information aux consommateurs sur les biens et les produits vendus sur le marché. Désormais, le premier objectif du marketing est moins de vendre un produit que de créer une fascination et une forte dépendance pour son "univers émotionnel" et amener ainsi le consommateur à intérioriser cet univers. Le but du marketing n’est pas d’informer le consommateur potentiel, mais de développer l’"addictivité" de ce dernier à l’égard d’un produit."
D’après vous, cette culture de l’"hyperconsumérisme" est en train de créer une "schizophrénie civique" aux États-Unis.
"Le consommateur infantilisé est un grand égoïste, qui refuse les contraintes des réglementations étatiques, la prise en compte des besoins d’autrui et, aujourd’hui, les exigences du développement durable. Il veut tout, tout de suite et quel qu’en soit le coût pour la collectivité. Cet état d’esprit a fini par créer une espèce de schizophrénie civique qui, aux États-Unis, rend les gens vulnérables aux discours ineptes martelés par les ténors du fondamentalisme religieux et les détourne de leur devoir d’électeur. Les choix irresponsables des consommateurs américains ont de graves conséquences sociales. Par exemple, en continuant à acheter de grosses voitures consommant beaucoup d’essence, les Américains polluent inconsciemment la planète Terre et accentuent leur dépendance vis-à-vis de l’approvisionnement en pétrole assuré par des pays étrangers, notamment par les contrées arabes du Moyen-Orient. Cette dépendance a même poussé les Américains à envahir l’Irak."
La récession économique que l’on annonce ne va-t-elle pas freiner ce consumérisme échevelé?
""L’Amérique est en train d’entrer en récession", claironnent aujourd’hui tous les experts économiques. Les dépenses de consommation représentent 70 % du PNB des États-Unis. Donc, pour ne pas sombrer dans une autre crise économique, on demande aux consommateurs américains, déjà hyper-endettés, de continuer à utiliser sans ambages leurs cartes de crédit. C’est une solution fallacieuse. Nous avons besoin de bâtir une économie qui ne soit pas entièrement dépendante des dépenses de consommation. Et, si vous voulez comprendre ce qui se passera dans le reste du monde dans 10 ou 15 ans, vous n’avez qu’à jeter un coup d’oeil à ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis au niveau économique. L’hyperconsumérisme modèle américain fait de nombreux émules dans le monde, surtout dans les pays émergents d’Asie."
Pour vous, la seule manière de s’en sortir, c’est de rebâtir une véritable "souveraineté démocratique".
"Nous vivons manifestement à une époque de triomphe du capitalisme, mais pour que la démocratie et la diversité culturelle puissent survivre, le capitalisme devra modérer son triomphe et les citoyens, retrouver leur vocation civique, au niveau mondial autant que national. Nous avons besoin d’une souveraineté démocratique pour modérer l’anarchie du marché et le monopole. Mais la souveraineté n’est plus viable si elle ne s’exerce qu’au sein des frontières nationales. Paradoxalement – ses plus ardents partisans le reconnaissent -, le capitalisme lui-même a besoin de ce type de modération pour s’épanouir. Néanmoins, au vu des réalités de l’éthos infantiliste, modérer le capitalisme et reprendre le métier de citoyen sont des tâches redoutables, d’autant plus qu’il faudra les accomplir aussi au niveau mondial, pas seulement national. Redoutables mais réalisables. La démocratie est toujours une aspiration plus qu’un acquis, un voyage plus qu’un terminus."
La fin prochaine de l’ère Bush ravive-t-elle votre optimisme?
"Rien ne pourra être pire que George Bush! Même une nouvelle administration républicaine! L’Amérique est gouvernée aujourd’hui par des doctrinaires obtus qui ne croient pas à la science, qui demandent aux écoles d’enseigner les thèses créationnistes, qui ne croient pas aux conséquences délétères pour la planète du réchauffement climatique, qui croient farouchement dans les "vertus" de l’interventionnisme militaire unilatéral dans le monde… C’est un désastre! Il est certain que Hillary Clinton ou Barack Obama amélioreraient quelque peu la situation si l’un des deux était élu président. Mais je ne crois pas aux faiseurs de miracles. Les problèmes que j’analyse dans mon livre sont intrinsèques à un système capitaliste que personne ne pourra réformer du jour au lendemain à coups de décrets et de lois. Pour que les choses changent réellement, ça prendra beaucoup plus que l’arrivée d’une nouvelle administration politique à Washington. Les seuls qui peuvent réformer ce système pernicieux, ce sont les Américains, en changeant leurs habitudes de consommation et en devenant des citoyens plus lucides et plus responsables. Il est temps de sortir de l’infantilisme!"
Comment le capitalisme nous infantilise
de Benjamin Barber
Éd. Fayard, 2007, 526 p.