Alain Gagnon et Raffaele Iacovino : Pour un Canada multinational
Le Canada court à sa perte s’il ne table pas sur un fédéralisme multinational plutôt que territorial, prédisent les politologues Alain Gagnon et Raffaele Iacovino dans un essai iconoclaste. Plaidoyer pour un fédéralisme innovateur et audacieux.
Voir: Pour vous, la "question nationale québécoise" n’est pas une tare pour le Canada mais, au contraire, un atout prometteur.
Raffaele Iacovino: "Nous croyons résolument que la "question québécoise", qui suscite des réactions généralement hostiles à l’extérieur du Québec, fournit au contraire au Canada l’occasion de réaliser ses promesses et de se définir à partir de principes qui lui sont propres et qui reflètent son histoire, sa société, sa diversité nationale et culturelle. Au lieu d’indisposer les Canadiens anglophones et francophones, la "question québécoise" devrait être accueillie comme une dimension essentielle de ce que nous sommes, elle devrait faire partie aussi de l’examen de notre évolution en tant que pays "modèle"."
Votre livre est un vibrant plaidoyer pour un fédéralisme canadien "fonctionnel, pragmatique et perspicace".
Alain Gagnon: "Ce livre est un plaidoyer pour un fédéralisme qui se respecte. Nous pensons que le fédéralisme canadien a travesti jusqu’à un certain point un héritage historique, qui est le nôtre. Au fil des décennies, le Canada s’est structuré autour d’un fédéralisme territorial, où les relations entre le pouvoir central et les États membres de la confédération sont souvent imposées. Nous pensons qu’il est temps d’aller vers l’avant et d’instaurer un fédéralisme multinational. Le fédéralisme territorial, qui traite tout le monde de façon identique sur un même territoire, n’est plus un projet viable pour l’avenir. Nous proposons un nouvel élan: la reconnaissance des communautés, de sociétés complexes. Les Canadiens ne sont pas les seuls à être confrontés à ce défi de taille. Désormais, les Américains, qui doivent prendre en considération la présence sur leur territoire des hispanophones, les Allemands, qui doivent prendre en considération la présence des Turcs, les Australiens, qui doivent tenir compte des attentes des autochtones… sont de plus en plus conscients de cette réalité politique inéluctable."
Vous critiquez vigoureusement dans votre livre les mesures politiques adoptées par le gouvernement libéral de Jean Chrétien pour contrer les desseins sécessionnistes des nationalistes québécois.
R.I.: "Pour un bon nombre de Québécois, le Canada n’est l’objet que d’une association utilitaire. Pour le reste du Canada, le Québec n’est qu’un enfant gâté, un territoire qui exige constamment des concessions et menace toujours de faire sécession. Le plan B concocté par le Parti libéral du Canada, qui s’appuie fortement sur la Loi sur la clarté référendaire, a certainement contribué au malaise des dernières années. Ce plan repose sur l’idée que le gouvernement fédéral doit se charger de "tenir le Québec à sa place", en faisant fi de ses revendications et de ses aspirations en tant que nation interne et en restant fidèle à sa dynamique maladroite de nationalisation centralisatrice. Nous croyons que cette stratégie ne fera que précipiter la rupture du Canada. Cette approche maximaliste s’oppose à la fibre multinationale et témoigne, de la part d’Ottawa, d’un degré de cynisme politique qu’on peut qualifier d’irresponsable."
D’après vous, le "fédéralisme territorial" canadien est plus synonyme de "modèle éculé et stagnant" que de "pays modèle". Un diagnostic sévère!
A.G.: "Nous avons un problème avec l’idée, ressassée sur la scène internationale, que le Canada est un "pays modèle". On nous présente toujours le Canada comme le "pays exemplaire et parfait". Nous savons bien que ce n’est pas le cas. Lorsque les Catalans, les Tibétains et les Taïwanais font appel à nous – notre livre a été traduit dans ces trois pays -, c’est parce qu’il y a quelque chose qu’ils retrouvent dans la dynamique politique Québec-Canada qui pose problème. Ces derniers pensent qu’à travers notre modèle multinational, il y a un levier pour essayer d’affirmer des rapports d’intégrité entre des communautés. Le jour où le Canada sera en mesure de défendre les communautés dans l’ensemble du pays de façon beaucoup plus louable que présentement, il pourra être alors un "pays modèle"."
La reconnaissance officielle du Québec comme nation, est-ce un pas vers l’avant prometteur?
A.G.: "C’est la première fois qu’un parti ministériel canadien dit aux Québécois: "Nous sommes prêts à vous reconnaître, pas simplement comme une société distincte, comme Jean Chrétien l’a fait, mais nous allons donner une valeur, un sens au concept de nation québécoise." Pour la première fois dans les annales politiques du Canada, ce concept a été reconnu formellement. Je ne sais pas quelles sont les limites et les frontières de ce concept. Cependant, cette "reconnaissance" est extrêmement importante car, dorénavant, la Cour suprême du Canada va devoir s’en servir lorsqu’elle aura à se prononcer sur les futures intentions politiques du Québec. Bien que le concept de "nation québécoise" n’ait pas de valeur légale, parce qu’il n’a pas encore été "constitutionnalisé", dorénavant, la Cour suprême du Canada devra tenir compte de ce concept incontournable parce qu’il est structurant et déterminant. Celui-ci sera désormais considéré comme une clause interprétative. Mais il faut trouver une façon de valider cette notion, de lui donner une profondeur interprétative."
Vous préconisez l’adoption par le Québec d’une Constitution. Cette proposition ulcérera sans doute les fédéralistes les plus invétérés.
R.I.: "Une Constitution québécoise préciserait les frontières de la citoyenneté québécoise, ses orientations en ce qui a trait à l’intégration des nouveaux immigrants, ses droits et obligations en tant que membre de la fédération canadienne, ses relations institutionnelles avec ses partenaires de négociation. La nation interne serait ainsi le porte-étendard de la démocratie multinationale et d’une vision qui permettrait de rompre avec les antagonismes causés par le centre, qui rejette la diversité, et par la nation interne, qui quémande continuellement pour qu’on la reconnaisse."
C’est ce que la leader du camp souverainiste, Pauline Marois, a proposé dernièrement aux Québécois.
A.G.: "On est assez loin du type de Constitution que Pauline Marois propose aux Québécois. Mais force est de rappeler que la Constitution québécoise existe déjà. Il y a des pratiques et des us et coutumes constitutionnels. Il y a des aspects de cette Constitution qui sont déjà écrits, par exemple la Loi sur les consultations populaires, la Charte québécoise des droits et libertés… Ce sont des éléments organiques de la Constitution québécoise. Il y a des éléments constitutifs de la Constitution québécoise qu’il faut améliorer en donnant plus de place aux citoyens, en reconnaissant davantage les rapports avec les Premières Nations… C’est un projet en pleine évolution."
De la nation à la multination – Les Rapports Québec-Canada
d’Alain-G. Gagnon et Raffaele Iacovino
Éd. Boréal, 2008, 262 p.