Jean Daniel : Ce que Jean Daniel observe
Figure de proue dans le monde journalistique, où il est une référence incontournable, le fondateur et directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, nous met en garde contre les dérives de la "peopolisation" de la presse écrite. Rencontre avec un témoin engagé d’une époque incertaine.
Voir: Quel regard portez-vous sur un phénomène dans l’univers des médias qui semble inéluctable: la "peopolisation" de la presse écrite traditionnelle, qualifiée jadis de "sérieuse" et "responsable"?
Jean Daniel: "Sur le principe même des reproches, ils ont existé à partir du moment où le journalisme est né. Ce n’est pas un fait nouveau que le journalisme apparaisse aux yeux mêmes des journalistes comme un instrument qui leur donne mauvaise conscience. Dans Les Illusions perdues, qui est le livre de référence de l’autocritique et de la satire contre le métier de journaliste, Balzac a écrit: "Si la liberté de la presse n’existait pas, il ne faudrait surtout pas l’inventer." Cette critique décapante est consubstantielle à l’existence du journalisme. Le métier de journaliste est celui de la répétition, de la transmission et donc de la délation. Tout ça est lié. Le journaliste est, par essence, un délateur qui s’assume. La délation est contenue dans le fait de répéter. C’est vrai que "délateur" est une appellation qui a une connotation péjorative. C’est le fait de répéter sans être autorisé à le faire. On ne va pas toujours demander aux gens s’ils ont envie qu’on répète ce qui fait partie de la rumeur et ce qui fait partie même de l’information. Quelquefois, au nom de la transparence de la presse, vous avez des délations légitimes."
Donc, la "peopolisation" de la presse est la résultante directe de ces "délations légitimes"?
"Vous m’invitez à faire le point sur la situation qui prévaut aujourd’hui dans le journalisme avec la suppression de la vie privée. Il y a eu un progrès continu dans le monde journalistique, les techniques sont de plus en plus sophistiquées. Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui? C’est simplement un effet multiplicateur, amplificateur. Je crains qu’il n’y ait pas de sceau qualitatif. Je crois que le sceau n’est que technique et quantitatif. Avec les courriels, Internet, le couplage de la presse imprimée et d’Internet, nous sommes entrés dans l’ère de l’immédiateté. La façon de transmettre une rumeur sans contexte, la "décontextualisation" de l’information, transmise avec brièveté et rapidité, qui est le fait même d’Internet, est à l’origine d’une transformation du métier de journaliste."
Comment avez-vous réagi à la poursuite en diffamation pour "faux, usage de faux et recel" intentée par Nicolas Sarkozy contre le site Internet du Nouvel Observateur après que celui-ci eut mis en ligne un SMS relatif à sa vie privée? (Cette entrevue a été réalisée avant que Nicolas Sarkozy ne retire sa plainte en justice contre le site Internet du Nouvel Observateur.)
"J’aurais pu avoir dans cette affaire une réaction corporatiste. Mais je ne suis pas corporatiste. Quand un homme politique met en question un journaliste, je me demande d’abord ce que le journaliste a fait avant de crier qu’il y a eu atteinte à la liberté de la presse. Je réagis ici à titre personnel. Je ne peux pas avoir été le premier en France à faire l’éloge de Camus, et publier ensuite un livre sur Camus – Avec Camus. Comment résister à l’air du temps (Éd. Gallimard, 2006) -, et ne pas accepter un certain nombre d’interventions éthiques dans le journalisme. Nous avons au Nouvel Observateur une charte très rigoureuse, dont je suis le coauteur. Dans cette charte, l’utilisation de la vie privée est interdite. Or, la vie privée a été évoquée pour la première fois dans notre journal, sans vérification. Je me suis senti en état de mission de le dénoncer. Pour moi, la liberté de la presse, c’est très corporatiste. Je ne vois pas pourquoi il y aurait une liberté de la presse qui n’aurait pas le même statut que les autres libertés. Toutes les autres libertés demandent des responsabilités très grandes. Première réaction de ma part: je ne cherche pas à savoir si l’information était vraie ou pas, elle est amorale, contraire à notre charte et contraire à l’éthique. À un moment donné, par principe, j’ai même refusé de m’inquiéter de savoir si cette information était vraie ou fausse."
Nombreux sont ceux qui ont blâmé dans cette affaire Nicolas Sarkozy pour avoir "étalé publiquement" sa vie privée.
"Pour moi, quand un homme vous ouvre la porte de sa vie privée, il ne faut surtout pas y entrer. Vous avez le choix: vous pouvez y entrer ou pas. Je comprends très bien que le président Sarkozy se soit senti agressé, inquiet, blessé par cette information, que lui savait fausse, et qu’ensuite il procède auprès des instances judiciaires. C’est vrai que nous aurions préféré, puisqu’il est inattaquable juridiquement, qu’il n’intente pas une poursuite en pénal contre le site Internet du Nouvel Observateur. Cela dit, tout compte fait, c’est lui qui a eu raison puisque, à partir du moment où il y avait une accusation de faux et d’usage de faux, ça voulait dire qu’il y avait quelque chose. Ce qui est faux, c’est le document. Pour que ce soit faux ou juste, il faut qu’il y ait un document. Maintenant qu’il n’y a plus de document, l’accusation tombe. Il ne reste que la diffamation."
Donc, à vos yeux, les responsables du site Internet du Nouvel Observateur ont commis une grande bourde?
"Je pense qu’Internet a énormément facilité ce dérapage, ne serait-ce que par le temps de surveillance et les équipes de surveillance. Là où, normalement, il y a trois personnes pour corriger, il n’y en a qu’une, la nuit, qui supervise. Ça n’excuse pas le fait qu’on a violé la vie privée. Maintenant, vous avez de farouches partisans de la transparence qui disent: "La vie privée n’est plus ce qu’elle était, elle intervient partout. La peopolisation volontaire des hommes publics nous impose d’adopter leurs règles." Il y a deux écoles en ce moment. Vous avez des gens très bien qui défendent ce point de vue. Ce n’est pas le mien."
En 2000, dans vos carnets Soleils d’hiver – Éd. Grasset -, vous écriviez au sujet de la question nationale au Québec: "Ce n’est pas la victoire du souverainisme québécois qui est importante. C’est la constance de sa lutte pour l’obtenir. Cette lutte est structurante, c’est-à-dire qu’elle forge sans cesse le profil, la personnalité des Québécois à rester une nation." Affirmeriez-vous la même chose huit ans plus tard?
"Des bibliothèques entières ont été consacrées à la question nationale québécoise parce que c’est une question identitaire. Je ne vais pas me risquer là-dessus. Le nationalisme, l’idée de nation n’est pas à ce point identitaire partout. Comme vous le savez mieux que moi, la question du Canada et la question du Québec sont deux questions différentes, mais très complémentaires. C’est vrai que la question du nationalisme est primordiale. Le nationalisme québécois est fortement lié à la langue. C’est ce qui rapproche le Québec d’Israël. On peut dire que le Québec a réinventé une langue, qui était loin d’être morte, alors que les Israéliens, eux, ont inventé leur langue, puisque l’hébreu était une langue quasiment morte depuis plusieurs millénaires. Les Québécois ont convaincu les non-Canadiens de parler le français. Vous avez converti à la francophonie bien des étrangers, ce dont je suis toujours très reconnaissant au Québec. De même, malgré le sempiternel conflit israélo-palestinien, vous avez aujourd’hui en Israël de nombreux écrivains arabes-israéliens qui écrivent en hébreu.
Une langue qui naît, ou qui renaît, c’est une chose très importante pour un peuple. Le tout, c’est de savoir si la langue prend une dimension nationale, dans un sens plus identitaire qu’en France, puisque chez nous ce débat a déjà eu lieu. En France, on ne parle plus le français comme dans la cour des États européens du 19e siècle. Au Québec, ce nationalisme lié à la langue est une chose à la fois passionnante et fragile. Je ne vois pas ce que je peux ajouter à tout ce que d’éminents intellectuels québécois ont publié de riche sur cette question. Vous avez chez vous des penseurs qui n’ont fait que ça et qui ont beaucoup apporté à l’Histoire du Québec."
Certains affirment qu’à une époque de mondialisation débridée, la question nationale au Québec paraît désuète. Partagez-vous ce point de vue catégorique?
"Cette question devient désuète, me semble-t-il, mais je le dirais avec précaution parce que le Québec est un pays que j’aime, parce que je me suis aperçu qu’il fallait des années de familiarité pour être compétent et parce qu’il s’est passé beaucoup de choses depuis que je n’y vais plus. Moi, j’ai besoin de la présence, les livres ne me suffisent pas. D’après ce que me rapportent tous mes amis qui reviennent du Québec et mes amis québécois, il me semble que depuis une dizaine d’années, la passion nationaliste au Québec est vécue un peu au passé. Cette passion est toujours vivace, mais elle est vécue comme si les occasions d’aller jusqu’au bout de l’idéal québécois étaient un peu derrière nous. Qu’est-ce que ça voudrait dire? Ça voudrait dire que maintenant, on ne peut pas faire vivre une entité nationale uniquement avec la question de la langue. C’est vrai."
En ce début du 21e siècle, alors que la mondialisation économique et culturelle bat son plein, l’idée de "souveraineté nationale" ne vous paraît-elle pas archaïque et dépassée?
"Oui. Mais il n’en demeure pas moins que dans un certain nombre de domaines, il y a toujours des possibilités de "rester chez soi", de défendre sa langue et sa culture. Cette réalité-là n’a pas encore été réduite à néant. Je crois que la mondialisation est à la fois une tendance vers le planétaire et un retour à la nation. C’est une poussée trop rapide vers une citoyenneté du monde qui donne le vertige, déséquilibre et renforce le repli sur la communauté. C’est le mondialisme qui suscite l’individualisme ici et le tribalisme là. Nous nous dirigeons sans boussole et sans étoiles vers un avenir mondialiste, mais nous nous y dirigeons dans les plus tumultueuses convulsions. Nous allons vers l’unité, mais avec une Histoire, des traditions, des cultures, des religions et des langues différentes, parfois contradictoires et antagonistes, sans avoir la possibilité de dégager le message universel de ces différences. Nous avons si peur de ne rien trouver dans la citoyenneté du monde que nous nous raccrochons à nos singularités et à nos souvenirs. C’est ce qu’on appelle des "crispations identitaires" parce que, souvent, pour être nous-mêmes, nous avons besoin d’être séparés des autres."
C’est ce qui explique le regain du nationalisme dans de nombreux pays, surtout dans les confédérations politiques?
"Dans l’Histoire, chaque fois que les empires reculent, les ethnies renaissent. L’empire austro-hongrois et l’empire ottoman, qui étaient puissants et rivaux, ont établi beaucoup mieux que Franco en Espagne la coexistence de nationalités, de religions et d’ethnies complètement différentes. Les éclatements des empires ont un bénéfice: ils accordent la liberté aux individus. Mais cette liberté détruit l’unité de la nation."
Le retour en force du religieux, auquel nous assistons, impavides, depuis le début des années 80, n’a-t-il pas étiolé le sentiment national?
"Là-dessus, il faut s’avancer prudemment. L’exemple que j’invoque toujours, c’est celui de la guerre très meurtrière qui a opposé l’Iran et l’Irak au début des années 80. Un conflit qui a duré huit ans et qui s’est soldé par plus de un million de morts. Le plus grand drame de la dernière partie du 20e siècle. Auprès de ça, ce qui a pu avoir lieu un peu partout dans le monde, ce sont des broutilles. Cette guerre s’est déroulée dans une indifférence assez générale, comme si c’étaient des barbares qui s’entretuaient. Il y a eu aussi une indifférence incroyable de la part des musulmans, et surtout des Arabes, qui ne sont jamais intervenus pour mettre fin à cette guerre. Les Arabes veulent raser Israël quand il y a 60 morts en Palestine, ce qui est absolument inacceptable, mais quand il y a un million de morts dans un conflit opposant deux peuples musulmans, ils ne bronchent pas.
Qu’est-ce qui s’est passé durant cette guerre atroce? Vous aviez des chiites des deux côtés. C’est-à-dire que le nationalisme irakien d’un côté et le nationalisme iranien de l’autre l’ont emporté sur le conflit chiite-sunnite. Est-ce que ce phénomène se reproduira encore une fois aujourd’hui? Je n’en sais rien car les choses ont évolué. Grâce à l’Iran, le chiisme a en ce moment le vent en poupe. Mais Téhéran n’a pas l’exclusivité de la prédominance du chiisme dans le monde arabo-musulman. Aujourd’hui, en Irak, le chiisme est extrêmement présent, et ailleurs il renaît aussi avec force. Donc, votre question reste en suspens. On ne sait pas encore si l’islam, c’est-à-dire la religion, peut l’emporter sur le sentiment national. Les Français et les Allemands, deux nations chrétiennes, ont vécu séparés, dans des conditions épouvantables, pendant trois guerres. La plus grande barbarie de tous les temps a eu lieu pendant ces trois conflits armés. Durant la Grande Guerre de 14-18, il y avait des chrétiens des deux côtés. Les Églises française et allemande donnaient des bénédictions aux soldats pour aller à la guerre. À cette époque morbide, le sentiment national était plus grand et plus fort que la religion."
En 2003, vous avez été l’un des premiers intellectuels français à critiquer avec véhémence l’intervention militaire anglo-américaine en Irak. Le temps semble vous avoir donné raison?
"La guerre en Irak est un désastre dont on n’a pas fini de voir les conséquences. Cette guerre a perturbé tout le Proche-Orient et le monde islamique et a renforcé l’hégémonie régionale de l’Iran. Je crois que les Américains ne seront pas en mesure de refaire la même expérience en Iran avant d’avoir assumé toute leur "histoire" irakienne. Or, celle-ci n’est pas terminée pour eux. Disons que, quelle que soit la véhémence avec laquelle je désavoue la position du gouvernement de George Bush, pour le moment, force est de reconnaître que les Américains font preuve de responsabilité. Malgré tout ce qu’on raconte, personne dans le monde, et surtout pas en Irak, ne veut qu’ils partent tout de suite de l’Irak. Aujourd’hui, personne ne se sent en situation de pouvoir gouverner seul l’Irak. Les Américains sont actuellement dans une position incroyablement embarrassante."
Israël, les Arabes et la Palestine. Chroniques 1956-2008
de Jean Daniel
Éd. Galaade, 2008, 869 p.