Jeff Heinrich et Valérie Dufour : Le grand cirque identitaire
Société

Jeff Heinrich et Valérie Dufour : Le grand cirque identitaire

Les journalistes Jeff Heinrich et Valérie Dufour analysent le malaise existentiel du peuple québécois et révèlent des aspects inédits de la Commission Bouchard-Taylor dans des chroniques de route décapantes. Radioscopie d’un grand "cirque" identitaire!

Voir: Pour vous, la Commission Bouchard-Taylor a été un grand cirque.

Valérie Dufour: "L’appellation de "cirque" est une allégorie, un clin d’oeil à la Commission Bouchard-Taylor. Au début des consultations menées par la Commission, les commentateurs disaient que cet exercice allait être un "grand cirque", un "freak show", un "défouloir", une "vaste séance de thérapie"… Certains avaient même prédit que seuls les fous du village participeraient à cet exercice de consultation et que les séances de la Commission se transformeraient très vite en une foire d’empoigne. Ça ne s’est pas produit. Trois mille cinq cents personnes se sont présentées aux forums organisés par la Commission dans les quatre coins du Québec. On a entendu toutes sortes de propos. L’allégorie du cirque permet de montrer la diversité des points de vue exprimés. Il y avait des lobbyistes de la langue, de la religion catholique, du voile islamique… Et il y a eu aussi des clowns qui n’avaient pas grand-chose à dire. Comme dans un cirque, il y avait les maîtres de cérémonie et des gens qui tenaient mordicus à être photographiés à leur côté. Gérard Bouchard et Charles Taylor sont rapidement devenus des vedettes. C’était fascinant d’assister jour après jour à cette vox populi et de participer en direct à l’Histoire vivante."

Jeff Heinrich: "Avec ce livre, nous avons voulu témoigner de la richesse de l’opinion publique au Québec. Richesse qui s’est manifestée tout au long de cette tournée dans chacune des 17 villes visitées par cette Commission sans précédent, la plus courue depuis la Commission sur l’avenir du Québec, en 1995. De Rouyn-Noranda à Sept-Îles, de Trois-Rivières à Sherbrooke, de Bonaventure à Montréal, nous avons entendu, enregistré et réécouté une myriade d’opinions. Des points de vue divers sur l’avenir de la nation québécoise et de sa langue française, sur l’apport des immigrants et leurs demandes, sur la religion et la place qui lui revient dans une société laïque… Certes, les avis exprimés n’étaient pas toujours jolis et n’étaient pas toujours tendres. Il reste que, malgré les efforts de MM. Bouchard et Taylor, désireux de minimiser l’aspect négatif de ces discours et de les marginaliser, la Commission a donné lieu à une véritable vox populi, et nous étions là pour la communiquer au reste du Québec comme au reste du pays. Nous croyons que nous avions le devoir de faire davantage le point sur cette grande consultation populaire, à notre manière."

D’après vous, Gérard Bouchard et Charles Taylor ont été enclins à minimiser, et même parfois à éluder, les commentaires racistes égrenés au cours des audiences tenues par la Commission?

V.D.: "On a écrit ce livre parce qu’on est pas mal convaincus que Gérard Bouchard et Charles Taylor mettront une paire de lunettes roses quand ils rédigeront leur rapport et qu’ils oblitéreront une bonne frange des commentaires les moins beaux, parfois très choquants, qui ont été émis pendant les forums organisés par la Commission. On a entendu beaucoup de fois: "Je ne suis pas raciste, je n’ai rien contre les nouveaux immigrants, mais…" Nombreux étaient ceux qui ont exprimé une ouverture à l’égard des immigrants et des minorités, mais conditionnelle. Nous craignons que les propos les plus délétères entendus par la Commission ne soient pas rapportés dans le rapport final. Un commentaire sur six était intolérant. Ce n’est quand même pas banal, il faut le souligner."

J.H.: "Même le racisme comme concept – on le dit dans le livre – a été écarté du discours officiel de la Commission. Les commissaires craignaient les débordements. La publication, en décembre 2007, d’une "étude statistique", classant les propos tenus lors des forums selon des critères totalement arbitraires d’acceptabilité morale, visait de toute évidence à montrer que la grande majorité des opinions exprimées était marquée du sceau de l’ouverture et de la tolérance. Cette étude a été sévèrement critiquée par des membres du comité des sages de la Commission. Est-ce que les commissaires réajusteront leur tir lors de la rédaction de leur rapport final ou concluront-ils qu’au Québec il n’y a pas de racisme et que tout va bien?"

La dichotomie nous et vous était omniprésente dans les plaidoiries présentées devant la Commission.

V.D.: "Les Québécois francophones de souche n’étaient pas les seuls à utiliser cette dichotomie. Beaucoup d’immigrants qui ont pris la parole l’employaient aussi. La définition du nous et du vous d’Hérouxville et la définition du nous et du vous de Jean-François Lisée se ressemblent beaucoup. Seulement, Jean-François Lisée est un intellectuel, alors que les gens d’Hérouxville, surtout le conseiller André Drouin, ont l’air plus rustre. Mais c’est le même discours de fond. Jean-François Lisée parle plus du "neux", une contraction du nous et du eux. Mais il y a encore le nous… Dans les forums de la Commission, on a beaucoup entendu: "Moi, je n’ai rien contre l’immigration… sauf qu’il faut qu’on ne la voie pas, qu’elle parle français, qu’elle ne fasse pas des demandes d’accommodement…" Dans le fond, il faut que l’immigration soit blanche, francophone et catholique. C’est quasiment ça!"

Croyez-vous que les recommandations qui seront faites dans le rapport de la Commission Bouchard-Taylor seront mises en oeuvre par le gouvernement Charest ou demeureront-elles lettre morte?

J.H.: "Je pense que le travail a déjà été amorcé par le gouvernement de Jean Charest, avant que les commissaires ne déposent leur rapport final. Le discours de la Commission sur les emplois pour les immigrants et la reconnaissance des diplômes étrangers n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. On a déjà pris des mesures pour augmenter les fonds pour la francisation des nouveaux immigrants. L’idée d’enchâsser l’égalité entre les hommes et les femmes dans la Charte québécoise des droits et libertés a commencé à faire son chemin… On a l’impression que le gouvernement a déjà mis en branle un processus législatif pour mettre en oeuvre une série de recommandations majeures qui, fort probablement, seront formulées dans le rapport final de cette Commission, qui avait pour mandat de prendre le pouls de la population québécoise sur des enjeux sociaux et identitaires très importants."

Circus Quebecus. Sous le chapiteau de la Commission Bouchard-Taylor
de Valérie Dufour et Jeff Heinrich
Éd. du Boréal, 2008, 199 p.