Jean-Philippe Warren : En 68, tout était beau?
Les jeunes Québécois d’aujourd’hui n’ont rien à envier aux jeunes "révolutionnaires aguerris" des "années 68", affirme le sociologue Jean-Philippe Warren dans un essai passionnant consacré à ces années au Québec.
Voir: Cet essai sur les "années 68" au Québec, vous l’avez surtout écrit pour la nouvelle génération de jeunes Québécois?
Jean-Philippe Warren: "Oui. Ce livre va permettre aux jeunes Québécois de relativiser une image d’Épinal, celle qui est galvaudée souvent dans les discours dominants au sujet de ce que j’appelle les "années 68", c’est-à-dire la période qui va de 1967 à 1970. C’est la période la plus turbulente et la plus activiste de la fin de la décennie 60. On a l’impression aujourd’hui que les années 68, ça correspond à un âge d’or, que depuis ce temps-là, la jeunesse québécoise n’a plus été aussi rebelle et engagée. Et, chaque fois que les jeunes Québécois de 35 ans et moins se comparent à la génération des soixante-huitards, ils ont l’impression qu’ils n’en font pas assez, que leurs idéaux ne sont pas assez purs, que leur radicalisme fait pâle figure quand on le compare à celui de leurs aînés. Qu’ils se détrompent!"
Selon vous, en 2008, la jeunesse québécoise est tout aussi combative que les jeunes contestataires des années 68?
"Absolument. Je donnerai juste un exemple. En 1968, les grandes manifestations, les "foules monstres" qui se pressaient devant le consulat des États-Unis à Montréal pour protester contre la guerre au Viêtnam comptaient chaque fois 2 000 personnes. C’était beaucoup de monde pour cette époque. Mais, quand on compare ce chiffre de 2 000 avec les 250 000 Québécois qui ont défilé dans les rues de Montréal pour s’opposer à la guerre en Irak, on se dit que finalement, l’époque de rébellion des années 68 ne doit pas nous empêcher de nous réjouir, de nous rassurer par rapport à l’engagement possible des jeunes Québécois d’aujourd’hui."
Vous rappelez que comme dans les années 68, en 2008, les jeunes Québécois boudent aussi massivement le monde politique.
"Aujourd’hui, les jeunes Québécois sont confrontés à la même situation. Dans les années 68, on avait l’impression que les partis traditionnels n’écoutaient plus la jeunesse, qu’ils étaient vendus à des intérêts capitalistes et corporatistes et que, de l’autre côté, il n’y avait aucune organisation vraiment vigoureuse capable de canaliser les volontés de changement. Aujourd’hui, les jeunes Québécois ont aussi l’impression que du côté des partis politiques traditionnels, il n’y a aucun avenir à espérer. À leurs yeux, le Parti libéral et le Parti québécois, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Les jeunes Québécois sont résolument convaincus qu’ils doivent s’investir plus du côté des ONG, des groupements altermondialistes, qui oeuvrent dans l’ombre, des associations plus ou moins anarchistes, des regroupements qui sont du côté de la société civile…"
Mais, selon vous, bouder les partis politiques traditionnels, c’est "une grande erreur stratégique". Pourquoi?
"À mon sens, une des grandes leçons des années 68, c’est que ce mouvement de révolte fut une voie sans issue, un chemin menant à l’impasse. Toute jeunesse a besoin de se réapproprier, de reprendre en charge les partis politiques traditionnels parce que c’est le médium le plus efficace pour faire advenir des changements dans toute société démocratique, pas seulement dans la société québécoise. Ne désespérons pas des possibilités de changements sociaux."
Quel a été au Québec le principal legs des années 68?
"C’est vrai qu’on peut affirmer que nous sommes les héritiers des années 68. La société québécoise a été libérée. Il y a des couches sociales qui participent désormais à la société qui n’étaient pas reconnues auparavant: le mouvement féministe, qui est un produit direct des années 68, le mouvement écologiste, le mouvement souverainiste – le Parti québécois a été fondé en octobre 1968… Donc, les Québécois pourraient se considérer comme des gens qui vivent les idéaux de cette période-là. Le grand triptyque qui préside à la contre-culture des années 68, c’est Sex, Drugs & Rock’n’roll. C’est vrai qu’aujourd’hui, c’est devenu une banalité d’avoir de multiples partenaires sexuels, de consommer de la drogue et d’écouter de la musique underground. Désormais, quand on fait ça, on n’est plus en rupture de ban avec la société. Bien au contraire. Le capitalisme a été capable de recycler à l’intérieur de ses structures et de ses valeurs consuméristes l’ensemble de la charge subversive que portait en soi, en 1968, Sex, Drugs & Rock’n’roll. Même si on vit davantage aujourd’hui les idéaux de 68, on ne peut pas dire qu’on les a accomplis. Nous sommes devenus des gens émancipés et libérés de certaines structures traditionnelles, mais ça ne veut pas dire pour autant que l’individu a été libéré."
D’après vous, les années 68 ont permis à l’idéologie capitaliste libérale de renforcer ses assises dans la société québécoise. Une assertion plutôt surprenante.
"Certains affirment que les années 68 ont été la cinquième colonne du libéralisme. Ces années anarchiques ont permis la création d’un vide dans lequel ont pu s’engouffrer les grandes techniques de manipulation du sens, qui sont utilisées aujourd’hui par les grandes entreprises internationales. Désormais, le contrat marchand prédomine dans nos sociétés capitalistes de consommation. Dans leur anarchisme, les années 68 ont été incapables d’accoucher d’une nouvelle culture. En rupture avec l’ancien monde, les années 68 ont été inaptes à bâtir les lieux nécessaires pour établir une socialité émergente.
On a donc laissé le Québec dans un grand trou béant, qui a profité non pas aux Québécois, mais, au contraire, aux industries et aux bureaucraties. En sociologie, on appelle ce phénomène l’anomie, c’est-à-dire la perte de sens et des repères. C’est ce qui explique, peut-être, pourquoi le taux de suicide au Québec est plus élevé qu’ailleurs. Est-ce que la société québécoise est plus individualiste que les autres sociétés occidentales? Je ne le crois pas, mais le Québec est une société certainement plus "individuée". Les Québécois détiennent le record mondial des gens qui disent "vivre en couple", mais qui n’habitent pas ensemble! Depuis les années 68, le Québec est une société qui s’escrime à vivre collectivement, mais elle en est incapable. Au Québec, le "chacun pour soi" prime sur le "vivre ensemble".
Une douce anarchie. Les années 68 au Québec
de Jean-Philippe Warren
Éd. du Boréal, 2008, 310 p.
SOUS LES PAVÉS, DES PAVÉS
Lors de son meeting à Bercy le 29 avril 2007, au terme de sa campagne présidentielle, le candidat Sarkozy s’était attaqué, avec toute la finesse qu’on lui connaît, au mois de mai 1968: "Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes." Un an après, 80 titres sur Mai 68 déboulent dans les librairies françaises. Si nous n’avons, heureusement, pas eu droit à un tel déferlement de ce côté-ci de l’Atlantique, quelques-uns de ces titres ont tout de même fait le trajet jusqu’à nous. C’est le cas de ce Mai 68 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu de Patrick Rotman (aussi auteur du beau-livre, Les Années 68), un court essai construit sous la forme de questions/réponses, qui retrace les grandes lignes de cet "événement qui a produit une vaste mythologie – nourrie de légendes, d’idées préconçues, de partis pris idéologiques – très éloignée de la réalité historique", qui le replace dans le contexte mondial de l’époque et en offre une analyse sans complaisance. Une petite plaquette fort digeste pour les nostalgiques de Mai 68 que les pavés rebutent.
Mai 68 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu
de Patrick Rotman
Éd. du Seuil, 2008, 168 p.