Jean Baubérot : Liberté, laïcité, diversité
Société

Jean Baubérot : Liberté, laïcité, diversité

Le débat sur les "accommodements raisonnables" au Québec a passionné à tel point l’un des meilleurs spécialistes français de la sociologie des religions, l’historien Jean Baubérot, fondateur de la sociologie de la laïcité, qu’il a décidé de lui consacrer un livre-enquête.

Voir: Pourquoi vous êtes-vous intéressé au débat sur les accommodements raisonnables au Québec?

Jean Baubérot: "J’ai commencé à m’intéresser à la question des "accommodements raisonnables" et à son application au Québec en 2003, quand je siégeais à la Commission Stasi de réflexion sur l’application du principe de la laïcité, mise sur pied par le président Jacques Chirac. Lors de leurs délibérations, les membres de la Commission Stasi se sont référés à quatre reprises, de façon positive, à la manière dont les tribunaux québécois composent avec la notion d’"accommodements raisonnables". On était encore loin du débat sur cette épineuse question, qui allait attiser les passions au Québec, et des forums de la Commission Bouchard-Taylor. En 2006, la Cour suprême du Canada rendit un jugement historique dans l’affaire du port du kirpan dans les établissements publics. C’est à partir de ce moment-là que je me suis intéressé de plus près à la question des "accommodements raisonnables" au Québec.

Ce débat vous a tellement intéressé que vous lui avez consacré un livre.

"Absolument, ce débat très québécois m’a tellement passionné que j’ai décidé de lui consacrer un livre, sous forme de reportage, qui paraîtra en octobre prochain aux Éditions de l’Aube. Cet ouvrage s’intitulera: Liberté, laïcité, diversité. Le Québec, une chance pour la France. Pour écrire ce livre, j’ai interviewé plusieurs fois Gérard Bouchard et Charles Taylor, ainsi que des acteurs importants du débat sur les "accommodements raisonnables", dont des citoyens ordinaires. J’ai rencontré les leaders municipaux et des citoyens d’Hérouxville, j’ai assisté à plusieurs forums de la Commission Bouchard-Taylor… Je voulais prendre connaissance des recommandations énoncées dans le rapport final de cette Commission consultative avant d’écrire le dernier chapitre et la conclusion de ce livre."

D’après vous, les recommandations formulées dans le rapport final de la Commission Bouchard-Taylor devraient intéresser aussi les Français. Pourquoi?

"La France ferait bien de profiter de l’expérimentation québécoise en matière d’"accommodements raisonnables", de ses tâtonnements, de ses résultats. C’est ce que j’ai suggéré fortement au président Nicolas Sarkozy dans mon dernier livre. Il y a des différences entre la situation au Québec et la situation en France, mais il y a aussi des analogies. Les défis pour les deux nations sont quand même très proches, notamment en ce qui a trait à l’avenir du français. Bien sûr, la France n’est pas dans la même situation vis-à-vis du français que le Québec, mais, malgré tout, le fait que l’anglais soit la langue de la mondialisation, ça affecte aussi la langue française dans l’Hexagone. Personnellement, je considère que le rapport final de la Commission Bouchard-Taylor est un document de référence important pour l’avenir de la laïcité en France, qui peut être d’une très grande utilité pour les Français. Chose certaine, pour moi, le rapport de la Commission Bouchard-Taylor est bien meilleur que le rapport final de la Commission Stasi, car il ouvre beaucoup plus de perspectives d’avenir et trace la voie d’une laïcité interculturelle."

Selon vous, la "laïcité interculturelle" est la voie, "désormais incontournable", de l’avenir dans les sociétés occidentales…

"Dans leurs recommandations sur la laïcité québécoise, Charles Taylor et Gérard Bouchard ont fait preuve d’une grande perspicacité en prônant une laïcité interculturelle. On peut tourner en rond, mais, aujourd’hui en Occident, il n’y a pas une autre voie fonctionnelle. On peut trouver que ce modèle n’est pas parfait. Comme la démocratie selon Winston Churchill, c’est "le plus mauvais système excepté tous les autres". Mais aujourd’hui, force est de constater que le républicanisme français a fait faillite, car il ne sait pas gérer une société pluriculturelle. Le républicanisme n’a aucune perspective d’avenir; il ne sait pas raconter ce que peut être l’avenir de la France. C’est pour cette raison que les laudateurs du républicanisme, dont Nicolas Sarkozy et Max Gallo, sont des nostalgique d’une France chrétienne. Les émeutes dans les banlieues, en 2005, ont sonné définitivement le glas du républicanisme français. Quant au multiculturalisme communautariste, il fait aussi faillite, surtout en Europe. La solution hollandaise, que l’on a vantée durant de nombreuses années, ne marche plus non plus, elle prend de l’eau de partout."

Qu’est-ce qui vous a le plus passionné dans le débat québécois sur les "accommodements raisonnables"?

"Ce qui m’a beaucoup passionné, c’est le débat sur l’identité québécoise. Un débat analogue a cours aujourd’hui dans plusieurs sociétés occidentales. À l’heure du regain d’un islam radical en Occident, nombreux sont les peuples occidentaux, notamment européens, qui se questionnent sur les fondements de leur identité, qu’ils considèrent de plus en plus fragile. Le Québec est une nation sans un État indépendant. Les problèmes des nations sans un État indépendant sont différents des problèmes auxquels font face les États-nations où, comme dans le cas de la France, l’État est né avant la nation. Durant la Révolution tranquille, au début des années 60, les Québécois n’ont pas fait l’inventaire de leur héritage historique et ancestral. C’est ce qui explique peut-être en partie le malaise identitaire qui sévit dans la société québécoise depuis quelques années. Malaise qui a resurgi avec force dans les forums consultatifs menés par la Commission Bouchard-Taylor dans les quatre coins du Québec. Aujourd’hui, beaucoup de Québécois tiennent mordicus à faire ce triage, cet inventaire socio-historique."

La laïcité expliquée à M. Sarkozy… et à ceux qui écrivent ses discours
de Jean Baubérot
Éd. Albin Michel, 2008, 258 p.