Naomi Klein : La misère, cet eldorado
Pour atteindre ses objectifs, le nouveau capitalisme a urgemment besoin de nouveaux désastres, soutient la célèbre journaliste et réalisatrice canadienne Naomi Klein dans un remarquable livre-enquête, très troublant.
Voir: Qu’est-ce que le "capitalisme du désastre"?
Naomi Klein: "Je démontre dans mon livre, moult preuves à l’appui, qu’il y a un dénominateur commun entre le coup d’État de Pinochet au Chili en 1973, le massacre de la place Tiananmen en 1989, l’effondrement de l’Union soviétique au début des années 90, les difficultés rencontrées par Nelson Mandela dans l’Afrique du Sud post-apartheid, les attentats du 11 septembre 2001, la guerre en Irak, le tsunami qui dévasta les côtes du Sri Lanka en 2004, le cyclone Katrina qui ravagea l’année suivante La Nouvelle-Orléans, la pratique de la torture dans les prisons d’Abou Ghraib et de Guantanamo, les crises alimentaire et pétrolière mondiales qui sévissent actuellement: tous ces moments charnières de notre histoire récente ont favorisé l’avènement d’un "capitalisme du désastre". Chaque fois, ces traumatismes majeurs ont été suivis par la mise en place de réformes économiques présentées comme une thérapie de choc, dont le principal but est d’assurer la prise de contrôle de la planète par les tenants d’un ultralibéralisme implacable. Ce néolibéralisme fondamentaliste met sciemment à contribution crises et désastres pour substituer aux valeurs démocratiques, auxquelles les sociétés aspirent, la seule loi du marché et la barbarie de la spéculation."
Donc, les crises alimentaire et pétrolière qui enfièvrent actuellement la planète sont aussi exploitées par les hérauts du "capitalisme du désastre"?
"Absolument. Depuis que la crise alimentaire et la crise pétrolière se sont sensiblement aggravées, les multinationales oeuvrant dans le créneau alimentaire, notamment les entreprises commercialisant des organismes génétiquement modifiés – OGM -, comme Monsanto, et les grandes compagnies pétrolières affichent sans aucune gêne des profits records astronomiques. Le moteur de ce néolibéralisme est une spéculation hors de tout contrôle, dont le seul but est de faire toujours plus de profits. Une spéculation internationale que les fonds de placement organisent en toute légalité sur les "produits dérivés", c’est-à-dire non pas sur des actions de sociétés cotées en Bourse, mais sur les cours du pétrole, du gaz, du riz, du blé, du maïs, du lait, de l’acier, du nickel… Ces crises permettent à des multinationales comme Monsanto de plaider pour l’adoption rapide de politiques très controversées sur la commercialisation des semences transgéniques, qui en temps normal seraient rejetées par les pouvoirs publics, surtout en Europe. Ces crises ouvrent de nouveaux marchés très juteux aux entreprises tablant sur cet ultralibéralisme débridé."
Vous rappelez dans votre livre que cette "nouvelle économie" a le vent en poupe depuis le 11 septembre 2001.
"Tout à fait. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, nous assistons, impavides, à un phénomène semblable à celui du développement de la bulle Internet, mais dans le secteur de la sécurité et de la surveillance. Des milliers de nouvelles entreprises privées spécialisées dans la sécurité ont fleuri après le 11 septembre. Désormais, des cabinets pratiquant le lobbying relaient les intérêts du secteur de la sécurité privée auprès du gouvernement américain et aident des entreprises opérant dans ce créneau à décrocher des contrats très lucratifs. En Irak, le gouvernement Bush a privatisé la guerre. Au début de l’intervention, on comptait un contractuel pour 10 soldats américains. À présent, il y a 180 000 contractuels chargés de la sécurité pour 160 000 militaires américains. Le contrôle des frontières est le nouvel eldorado du capitalisme du désastre. L’entreprise Blackwater, spécialisée dans le domaine de la sécurité, est en train d’ouvrir un nouveau centre d’opérations près de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. La compagnie Halliburton fait de même en construisant des prisons privées en prévision d’un soudain afflux de réfugiés. Les situations de désastre provoquent généralement des arrivées massives de réfugiés. Ces entreprises essaient de maximiser leurs profits en exploitant ces tragédies humaines."
L’ultralibéralisme fondamentaliste, dont vous décrivez les ressorts dans votre livre, a-t-il aussi pignon sur rue au Canada?
"Sur le plan idéologique, il est indéniable que le gouvernement de Stephen Harper et le gouvernement de George Bush ont de grandes affinités. Ce n’est pas un secret que les équipes actuellement au pouvoir à Ottawa et à Washington sont des laudateurs invétérés d’un néolibéralisme échevelé, basé sur une économie de marché hyper-déréglementée, un retour en force des valeurs religieuses dans l’espace public, la privatisation tous azimuts des services publics… Cependant, au Canada, le néolibéralisme fondamentaliste prôné par George Bush et Stephen Harper est très impopulaire. Cette idéologie se heurte à une très forte résistance de la part d’une majorité de Canadiens."
Donc, pour l’instant, la latitude d’action du gouvernement Harper est assez restreinte?
"Oui. À la tête d’un gouvernement minoritaire, Stephen Harper n’a pas les coudées franches pour mettre en oeuvre des politiques ultralibérales auxquelles la majorité des Canadiens s’opposent vigoureusement. Donc, pour gagner les prochaines élections fédérales, Harper est obligé de claironner qu’il tient mordicus à protéger le système de santé et le système de protection sociale canadiens. Mais ne nous leurrons pas. Une fois que les conservateurs obtiendront une majorité à la Chambre des communes d’Ottawa, ils s’empresseront d’instaurer sans ambages leurs politiques néolibérales."
Les opposants au néolibéralisme sont de plus en plus nombreux. Est-ce un signe prometteur?
"Oui, c’est encourageant, mais ne soyons pas dupes! Le néolibéralisme fondamentaliste n’est pas une idéologie en crise. Le néolibéralisme sait s’adapter à un avenir de plus en plus terrifiant. Toute nouvelle crise est un marché nouveau qui, laissé à lui-même, ne fera qu’aggraver les désastres qui se profilent à l’horizon. Mais n’oublions pas que tout ce que les néolibéraux ont démantelé durant les 40 dernières années -l’assurance maladie, l’assurance vieillesse, les logements sociaux garantis aux plus démunis… – sont des acquis qui ont été obtenus, à la suite de batailles homériques, dans un contexte de crise. La grande dépression des années 30 engendra aux États-Unis un New Deal socioéconomique et au Canada un système public d’assurance maladie. La crise alimentaire, la crise pétrolière et la crise financière qui nous ébranlent aujourd’hui peuvent devenir des moments opportuns si les citoyens se mobilisent avec entrain et s’il y a un leadership politique déterminé à changer le cours des choses. Les crises peuvent aussi être l’occasion de réformes sociales audacieuses et ingénieuses. Les spéculateurs sans autre loi que celle des marchés n’ont pas encore gagné cette guerre. Que fera Barack Obama s’il est élu président des États-Unis le 4 novembre prochain? Quand je vois la conviction et l’énergie des militants qui assistent à ses meetings, cela me rend optimiste."
La Stratégie du choc. La Montée d’un capitalisme du désastre
de Naomi Klein
Éd. Leméac/Actes Sud, 2008, 671 p.