Muhammad Yunus : L'école du social-business
Société

Muhammad Yunus : L’école du social-business

Dans un livre iconoclaste et passionnant, le célèbre économiste bangladais Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix 2006, préconise l’avènement d’un "capitalisme social" et explique éloquemment pourquoi les pauvres sont de meilleurs débiteurs que les riches! Une entrevue exclusive avec le "banquier des pauvres".

Voir: L’état actuel du système financier capitaliste et la mondialisation économique en cours vous préoccupent beaucoup?

Muhammad Yunus: "Je ne suis pas un anticapitaliste invétéré ni un détracteur farouche de la mondialisation. Au contraire, je suis favorable à l’idée de mondialisation. Je souhaite que la liberté des marchés puisse s’étendre au-delà des frontières, qu’elle autorise le développement des mouvements internationaux de biens et de capitaux, que les gouvernements courtisent les entreprises en facilitant leurs activités et en leur offrant des avantages fiscaux et réglementaires. La mondialisation peut apporter plus de bénéfices aux pauvres que n’importe quel système économique alternatif. Cependant, la mondialisation doit être surveillée et encadrée rigoureusement parce que ce phénomène planétaire inéluctable recèle un potentiel de destruction délétère qui s’est avéré souvent dévastateur au plan socioéconomique."

Vous comparez la mondialisation à une autoroute chaotique. Une métaphore décapante!

"Aujourd’hui, le commerce mondial peut être comparé à une autoroute à cent voies s’entrecroisant sur toute la surface du globe. Si c’est une autoroute librement accessible à tous, sans feux rouges, sans limitations de vitesse, sans même de marquages au sol, elle sera monopolisée par les camions géants provenant des économies les plus puissantes. Les petits véhicules – par exemple la camionnette d’un maraîcher, les charrettes à boeufs du Bangladesh, les pousse-pousse de New Dehli… – seront contraints de quitter l’autoroute. Pour que la mondialisation profite à tous, nous devons avoir un code de la route équitable, des panneaux de signalisation très ostensibles et des agents de circulation. La loi du plus fort doit être remplacée par des règles protégeant la place des plus pauvres sur cette autoroute. En leur absence, le libre marché mondial sera sous le joug de l’impérialisme financier."

Vous préconisez un "capitalisme social". Quelles devront être les principales caractéristiques de ce nouveau capitalisme?

"Aujourd’hui, le système capitaliste est dysfonctionnel, car il est totalement déréglé. La répartition du revenu mondial nous le confirme: 94 % du revenu mondial revient à 40 % de la population mondiale, tandis que la moitié de l’humanité vit avec deux dollars par jour! Le capitalisme a une vue étroite de la nature humaine: il suppose que les hommes sont des êtres unidimensionnels qui recherchent exclusivement la maximisation du profit. Je ne pense pas que les choses aillent mal aujourd’hui à cause des "défaillances du marché"."

Le problème est beaucoup plus profond que cela?

"Oui. La théorie du libre marché souffre d’une "défaillance de conceptualisation", d’une incapacité à saisir l’essence même de l’humain. Comme cette théorie nous a convaincus que la recherche du profit constituait le meilleur moyen d’apporter le "bonheur" à l’espèce humaine, nous nous inspirons fortement de préceptes purement théoriques, édictés par les hérauts du libre marché, en nous efforçant de nous transformer en êtres unidimensionnels. Dans le système économique actuel, l’homme est considéré comme un agent économique, un employé, un salarié, une machine à fabriquer des sous. Cette vision unidimensionnelle de l’humain est un leurre. Le salariat devrait rester un choix, une option parmi d’autres possibilités. L’être humain n’est pas né pour servir un autre être humain. C’est pour cette raison que j’encourage fortement, surtout dans les pays les plus pauvres, le travail indépendant. Un travailleur indépendant, qui tient une échoppe par exemple, travaille quand il a besoin. Il profite beaucoup plus de la vie qu’un salarié."

Donc, selon vous, la réalité est très différente de la théorie?

"Absolument. Les êtres humains ne sont pas des entités unidimensionnelles, ils sont, au contraire, passionnément multidimensionnels. Ils aiment faire de l’argent, mais ils aiment aussi faire des sacrifices pour améliorer l’état, plutôt piteux, de notre planète, aider les êtres les plus démunis… Des milliards d’êtres humains ne souhaitent pas que toutes les entreprises aient pour unique objectif la maximisation du profit. C’est pour cette raison que j’encourage, par le truchement de l’institution que j’ai fondée, la Grameen Bank, le développement de "social-business". Sans l’existence de ces "social-business", la théorie économique demeurera boiteuse et très incomplète."

Qu’est-ce qu’un "social-business"?

"Un "social-business" est une entreprise orientée vers une cause davantage que vers le profit. Ce n’est pas une organisation charitable. C’est une entreprise au plein sens du terme. Elle doit couvrir l’ensemble de ses coûts tout en atteignant son objectif social. J’ai défini deux familles de "social-business". Dans la première, la société est détenue par des pauvres, gagne de l’argent et verse ensuite des dividendes. Dans la seconde, il s’agit d’une entreprise qui agit dans un but social et accepte de ne pas recevoir de dividendes, comme les structures que nous avons créées avec Danone, pour produire du yaourt, et avec d’autres institutions financières internationales, comme le Crédit agricole, pour développer le microcrédit. Les bases sont claires: un projet social, sans pertes ni profits pour qui que ce soit.

La banque de microcrédits que vous avez fondée a-t-elle fait ses preuves?

"Tout à fait. Une banque traditionnelle, surtout en Occident, ne prête jamais de l’argent à un pauvre. À la Grameen Bank, que j’ai créée il y a 30 ans, nous faisons l’inverse. Nous ne demandons aucune garantie pour prêter de l’argent à un pauvre. Nous n’étranglons pas les gens en pratiquant des taux d’intérêt exorbitants. Nous avons inversé le principe même du crédit. La philosophie d’action de la Grameen Bank est: "Moins vous avez, plus vous nous intéressez. Si vous n’avez rien, vous êtes alors un client prioritaire." Et ça marche! Notre taux de remboursement est supérieur à 95 %. En cette année de crise des "subprimes", qui a causé 400 milliards de pertes aux grandes banques mondiales, n’est-ce pas une belle leçon? Nous avons prouvé que les pauvres sont d’excellents débiteurs."

Vous préconisez l’annulation de la dette du Tiers-Monde. Est-ce une solution réaliste?

"Je ne préconise pas l’annulation de la dette financière des pays du Tiers-Monde, mais la conversion de celle-ci. Au lieu que ceux-ci remboursent chaque mois à leurs créanciers des centaines de millions en devises étrangères, je suggère que cette somme soit versée dans un fonds fiduciaire – un trust – qui sera administré non pas par le gouvernement du pays débiteur, mais par des personnes compétentes représentant des associations nationales actives dans la société civile. Ainsi, les fonds de ce trust seront utilisés pour lutter contre la pauvreté, améliorer les conditions sanitaires, l’éducation, la protection de l’environnement… Ce trust servirait aussi à allouer des microcrédits à des paysans pauvres et à financer des "social-business". Annuler unilatéralement la dette du Tiers-Monde, ça ne servirait strictement à rien. La plupart des gouvernements des pays débiteurs n’investiront pas ces sommes radiées dans l’éducation, la santé ou le développement des infrastructures, mais utiliseront cet argent pour acheter des armes ou édifier des demeures pharaoniques mégalomanes, qui ne seront d’aucune utilité à des populations qui ont à peine de quoi manger."

Vers un nouveau capitalisme
de Muhammad Yunus
Éd. JC Lattès, 2008, 381 p.