Stéphane Dion / Denis Coderre : On passe du Refus global au mépris total
Les coupures budgétaires dans le secteur culturel ont fourni aux libéraux l’occasion de lancer les hostilités en vue de probables élections à l’automne. Stéphane Dion et Denis Coderre entendent faire de la culture un enjeu majeur de la campagne.
Voir: Est-ce que vous partagez le point de vue du milieu culturel qui qualifie de censure les récentes coupures budgétaires du gouvernement Harper?
Stéphane Dion: "Ce n’est pas seulement de la censure, c’est de l’intimidation, venant d’une droite morale qui est celle du Parti réformiste. Aujourd’hui, dans le Globe and Mail, un des penseurs idéologiques du Parti réformiste, Tom Flanagan, professeur à l’Université de Calgary, a écrit en substance: "On va avoir la peau du Parti libéral comme on a eu celle du Parti progressiste-conservateur." Ils ont pris le contrôle du Parti conservateur, et malgré le vernis modéré, ils ne parviennent pas à cacher qui ils sont réellement. Toutes ces compressions et abolitions de programmes en sont l’illustration. Elles ont été justifiées au début, très clairement, par le porte-parole du premier ministre, qui a déclaré: "Ces artistes nous déplaisent, ils sont trop à gauche." Le ministre des Finances peut bien dire que c’est une question de bonne gestion, ils n’ont jamais été capables de produire un seul document qui prouvait à quel point les organismes visés par les coupures ne marchaient pas. Nous, nous les avons évalués et nous en avons déduit qu’ils marchaient bien, qu’ils correspondaient à des objectifs importants de promotion des arts et de la culture, tant au Canada qu’à l’étranger."
Ces coupures seraient donc purement idéologiques?
S.D.: "Nous pensons que c’est le porte-parole du premier ministre qui, en s’échappant, a dit la vérité. Au cours de la table ronde que nous venons d’avoir, nous avons entendu dire que le bureau du premier ministre estimait ne pas avoir à aider les artistes. En réalité, ils intimident les artistes en leur intimant d’être à l’image de ce qu’ils pensent être la création, sans quoi ils n’ont plus droit à aucune aide. Ils le font en abolissant des programmes, mais c’est aussi visible dans la crise des crédits d’impôt pour les producteurs, la question de la reconnaissance du statut d’organisation charitable, et par le biais d’un projet de loi pour le cinéma qui va établir une censure qui va bien au-delà du code criminel. C’est simple, on passe du Refus global au mépris total. C’est une idéologie déconnectée de la réalité et qui montre à quel point l’objectif de M. Harper est d’offrir au président Bush un troisième mandat au Canada."
On entend beaucoup de réactions venant du milieu culturel québécois en lien avec la question de l’identité québécoise. Qu’en est-il du reste du Canada?
Denis Coderre: "La semaine prochaine aura lieu le Festival international du film de Toronto et déjà on planifie un ralliement pour démontrer que ça touche tout le monde. Même chose à Winnipeg, où on va organiser des tables rondes. J’ai par ailleurs reçu des appels des provinces atlantiques. Il est important de mentionner que parmi les programmes abolis figurent les sustainability projects, des programmes qui permettent un partenariat, une entente de 7 à 10 ans pour des raisons de gouvernance ou d’aide au déficit. Quelque 347 organismes vont perdre cet argent. On parle aussi de fonds d’art et de culture dans plus de six villes canadiennes, de Charlottetown à Victoria. Ça touche donc l’ensemble du pays. Tous ces organismes s’organisent en ce moment autour de ce qui va constituer un enjeu électoral majeur: la culture, et dans quel type de société nous voulons vivre."
Selon un récent sondage Crop-La Presse, les conservateurs restent en tête des intentions de vote au Québec, malgré la crise dans le milieu culturel. Dans ce contexte, on peut se demander si ces coupures constituent un véritable enjeu aux yeux des électeurs.
S.D.: "Rien n’est acquis; si on fait bien les choses, alors la réponse est oui, si tous les gens qui se soucient de ça se mobilisent, ne se laissent pas aller au cynisme ambiant. Les partis ne sont pas tous les mêmes, choisir l’un d’entre eux représente un vrai choix. En 2000, en optant pour M. Jean Chrétien, on a réussi à s’affranchir de la guerre en Irak alors qu’avec M. Stockwell Day, appuyé par M. Harper, on y serait allés. Aujourd’hui, les enjeux sont aussi frappants: ou alors on va vers un gouvernement qui aura la main lourde sur nos artistes au point de mettre en péril leur liberté, en plus de leur couper les vivres, ou alors on aura un gouvernement qui s’appuie sur eux pour atteindre ses objectifs. Ça dépend de nous, du grand public, du Parti libéral, de sa capacité à convaincre les gens que cet enjeu va les toucher dans leur vie de tous les jours."
De quelle manière?
S.D.: "Dans une économie du savoir et de l’innovation, il nous faut les arts et la culture. La culture en soi, c’est ce qui fait la beauté du monde, nous donne des émotions, mais il ne faut pas oublier que l’art nous stimule aussi, nous motive, nous rend meilleurs dans ce que nous avons à faire. Les pays qui vont réussir les grands enjeux du 21e siècle s’appuieront tous sur les arts et la culture. Le Canada est l’un d’entre eux, c’est pourquoi c’est un des enjeux de la campagne électorale."
Vous vous engagez fermement à ne pas procéder aux coupes annoncées par le gouvernement conservateur, advenant votre élection. Quels sont vos autres engagements?
S.D.: "Je me suis engagé, lors du congrès annuel de l’Association des producteurs de films et de télévision du Québec, à augmenter les budgets de promotion des arts à l’étranger de 23 millions de dollars sur trois ans. Nous nous sommes par ailleurs engagés à renouveler et à maintenir sur une base pluriannuelle le Fonds de télévision et, bien entendu, à ne pas procéder à ces coupes que le gouvernement vient d’annoncer. Nous nous engageons aussi à promouvoir les arts à travers nos politiques étrangères, notamment en permettant que le visage des arts et de la culture accompagne le chef de gouvernement dans ses déplacements, comme le font le président français, le premier ministre britannique ou le chancelier allemand. Nous aurons des propositions plus concrètes à faire lors de la campagne électorale mais ces engagements montrent la direction que nous voulons prendre."
D.C.: "Le passé est garant de l’avenir. C’est un gouvernement libéral qui a créé l’ensemble des grandes institutions culturelles, le Conseil des Arts du Canada, l’ONF, ou encore Téléfilm Canada. Le gouvernement canadien, ce n’est pas une transaction bancaire, c’est un plein partenariat avec l’ensemble du secteur. Nous aurons une politique intégrée qui respectera la tradition libérale, en concertation avec le milieu. L’industrie de la culture, comme l’a rappelé Stéphane Dion, c’est 85 milliards, un million d’emplois, et un rayonnement sur le plan international. C’est aussi l’âme d’un peuple."
Qu’adviendra-t-il du très critiqué projet de loi C-60, portant sur le droit d’auteur?
S.D.: "Si le parlement devait survivre, ce qui est de plus en plus improbable, nous demanderions qu’un travail intense soit fait en comité. Le gouvernement n’a pas consulté pour ce projet de loi, inspiré de ce qui existe aux États-Unis, et qui ne semble pas du tout rejoindre les aspirations que nous avons ici, au Canada. Advenant une victoire, nous travaillerons en consultation sur quelque chose qui demanderait quantité d’amendements pour devenir acceptable."