Jean-Luc Gréau et la crise financière : La fin du capitalisme?
Dans un essai brillant, l’économiste français Jean-Luc Gréau exhume les nombreuses tares pernicieuses du système néolibéral anglo-américain, aujourd’hui à l’agonie. Chronique d’un désastre financier annoncé…
Voir: La crise financière, dont l’épicentre se situe aux États-Unis, paraît sonner le glas du néolibéralisme économique, qui avait le vent en poupe depuis le début des années 80.
Jean-Luc Gréau: "Le modèle néolibéral anglo-américain est aujourd’hui à l’agonie. Ce n’est pas un secret de Polichinelle! Depuis le début des années 80, ce modèle, qui semblait indétrônable, a soumis les marchés économiques à la régulation présumée des marchés financiers, c’est-à-dire de la Bourse, des marchés du crédit, des marchés des monnaies. Chaque fois que ce système économique néolibéral subissait une grande secousse, ses laudateurs nous disaient qu’il ne fallait pas paniquer parce qu’il ne s’agissait que d’ajustements temporaires inévitables, résultant du dynamisme économique qui était à l’oeuvre. Aujourd’hui, nous payons le prix de cette stratégie financière aveugle et irresponsable, qui n’est pas le fruit du hasard, mais l’effet d’un choix délibéré américain: une stratégie d’endettement massif pour stimuler la croissance économique."
Assiste-t-on à un retour en force de l’État providence, sollicité urgemment aujourd’hui pour sauver de la faillite le système financier américain?
"Il ne faut pas se leurrer! Le plan de sauvetage financier de 700 milliards de dollars concocté par le secrétaire au Trésor américain, Henry Paulson, n’est en fait qu’une étatisation partielle du système bancaire américain. Aux États-Unis, rares sont ceux qui osent prononcer le mot "nationalisation" car dans ce temple du capitalisme qu’est Wall Street, "nationalisation" est l’antithèse de "libéralisme économique". Force est de constater que l’État est de retour dans le monde financier. Mais revient-il en maître ou en domestique chargé d’éponger les dégâts causés par ce tsunami financier? Lors de ce krach, c’est le système de crédit tout entier qu’il a fallu sauver. Les banques centrales ont dû se substituer aux prêteurs défaillants et, de prêteurs en dernier ressort, devenir prêteurs en premier ressort. Désormais, l’argent nouveau vient directement des guichets des banques centrales. Ça veut dire qu’il y a une nationalisation dans les faits du processus de crédit. Les banques dites commerciales sont devenues des filiales des banques centrales."
Vous êtes assez sceptique à l’endroit du plan Paulson?
"Si vous m’aviez posé cette question en mars dernier, quand la grande banque américaine Bear Stearns a déclaré faillite et quand les premières secousses boursières ont commencé à fissurer le système bancaire américain, je vous aurais dit "oui" sans hésiter. Mais depuis, ce marasme financier n’a cessé de s’aggraver. Une crise de défiance sans précédent depuis la Deuxième Guerre s’est installée sur les marchés du crédit. Actuellement, il n’y a quasiment que les banques centrales qui prêtent de l’argent. Le public, surtout les Américains, est très méfiant à l’endroit d’un système économique qui a été mis au service d’intérêts particuliers, notamment au service des actionnaires et des opérateurs financiers – qui se sont enrichis frénétiquement sans prendre de risques, du moins le croyaient-ils. Le plan Paulson vise à racheter les actifs toxiques des banques au coeur de la crise financière. Mais nombreux sont les Américains qui redoutent que le prix proposé ne soit suffisamment intéressant pour profiter aux établissements et conforter les salaires de leurs PDG. Même si le plan Paulson limite les dégâts, la corde de l’endettement des ménages est cassée. Et, chose certaine, à partir de maintenant, le crédit disponible pour les individus et les ménages sera plutôt une denrée rare."
Pour sortir de cette crise, vous préconisez la nationalisation des systèmes bancaires américain et européen. Pourquoi?
"Je crois qu’il faut une nationalisation temporaire des banques. On ne sortira pas de cette crise si on ne clarifie pas cette situation, surtout pour rassurer les déposants. Le citoyen commun est très inquiet, il pense que sa banque va faire faillite et qu’il va être ruiné. En France, en 1981, quand les socialistes sont arrivés au pouvoir, ils ont nationalisé l’ensemble des banques. Celles-ci ont été ensuite privatisées massivement à partir de 1986. Dans les années 90, la Suède a nationalisé avec succès ses banques. Il faut absolument nommer à la tête de ces banques des dirigeants qui respecteront scrupuleusement les règles que le gouvernement édictera. Ce n’est pas normal que les dirigeants de ces banques, qui ont participé à l’orgie du crédit puis préparé la crise financière qui sévit en ce moment, puissent continuer à opérer et à bénéficier d’avantages financiers faramineux. L’État doit avoir le droit d’intervenir pour poser les conditions dans lesquelles le crédit sera attribué. Ça n’a pas été fait jusqu’ici. On s’en est remis à la créativité financière des opérateurs de marché. La deuxième chose à faire: il faut sortir de la "titrisation" à 100 %, c’est-à-dire prendre les dispositions nécessaires pour qu’une banque qui octroie un certain crédit ne puisse pas s’en débarrasser complètement en se disant: "Ceux qui me rachètent ce crédit se débrouilleront au moment de son dénouement." La troisième chose à faire: il faudrait, idéalement, que le droit de vote attaché aux actions ne puisse être exercé que si l’actionnaire s’engage de façon durable avec l’entreprise. Seuls les actionnaires concernés par l’avenir d’une entreprise ne "massacreront" pas les actions boursières.
Selon vous, les petits épargnants vont être les grands perdants de cette grande crise financière.
"La récession américaine qui a déjà débuté et la récession qui est en cours aussi en Europe vont fragiliser encore un peu plus les débiteurs. Même des ménages dont le montant de la dette était encore raisonnable vont avoir des difficultés tout simplement parce que quelqu’un dans la famille est au chômage, le mari ou la femme. Donc, ces ménages vont se heurter à des difficultés encore plus aiguës. Tout se joue en ce moment sur l’efficacité présumée du plan Paulson et des plans additionnels de même nature adoptés dans des pays européens; par ailleurs, si les taux baissent sensiblement sur les marchés du crédit, on pourra avoir un temps d’espoir. Le deuxième point, c’est qu’en même temps, les choses se jouent sur les marchés économiques, c’est-à-dire sur le marché de la consommation, sur le marché de l’investissement. Si la consommation et l’investissement baissent trop fortement à cause de cette crise financière, il va y avoir de nouveau un processus en spirale. On retombera dans une nouvelle crise financière, plus violente encore. Il ne faut pas que la récession économique soit trop profonde. Mais ça, nous l’ignorons."
Quelles sont vos prévisions en ce qui a trait aux perspectives économiques au Canada?
"La crise financière se répercute déjà chez vous. Le Canada est un pays économiquement efficace. Vous avez de très grandes ressources en matières premières et en énergie. Le Canada est parmi les trois ou quatre pays du monde, avec la Russie et l’Australie, à connaître une situation aussi favorable. Le Canada a aussi une industrie qui travaille bien et qui exporte énormément vers les États-Unis. Mais la contraction de la demande américaine va vous toucher inévitablement. Si la récession américaine est de 3 ou 4 % du PIB, alors là le Canada s’empêtrera aussi dans une récession. Il faut noter également que l’économie canadienne a beaucoup ralenti au premier semestre de 2008."
La Trahison des économistes
de Jean-Luc Gréau
Éd. Gallimard, collection "Le Débat", 2008, 245 p.