Jean-Louis Roy et la Francophonie : Le défi Francophonie
Société

Jean-Louis Roy et la Francophonie : Le défi Francophonie

Pour l’ancien secrétaire général de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie, Jean-Louis Roy, la Francophonie, dont le Sommet a lieu ces jours-ci à Québec, doit absolument concocter de nouvelles stratégies si elle veut se frayer une place dans le très concurrentiel nouvel espace culturel mondial.

Voir: Quel est le principal défi auquel la Francophonie institutionnelle est confrontée aujourd’hui?

Jean-Louis Roy: "Aujourd’hui, un des principaux défis de la Francophonie est de comprendre l’immense intérêt que cette organisation a à soutenir le multilinguisme. Le "tout anglais" et le "tout occidental" ne domineront pas le 21e siècle. Il est temps aussi de sortir du cas de figure très réducteur: la langue française versus la langue anglaise. C’est le syndrome normal du Québec. Mais, à l’échelle du monde, il faut absolument que les Québécois se rendent compte que les autres groupes linguistiques sont aussi dans une démarche d’affirmation. L’espace culturel et linguistique mondial est désormais l’objet de convoitises nouvelles. La structuration de grandes diasporas par d’autres puissances, telles l’Inde et la Russie, contribue aussi à cet enrichissement, sans compter la progression de la langue espagnole jusqu’au coeur de l’empire américain."

Vous reprochez à la Francophonie de ne pas être suffisamment présente et active dans l’espace culturel francophone.

"Pour consolider sa position dans l’espace culturel mondial, la première priorité de la Francophonie doit être d’occuper, au sens le plus noble du terme, tout l’espace francophone. Ce qu’elle ne fait pas encore aujourd’hui. À mon avis, il est tragiquement scandaleux que la Francophonie n’ait pas contribué d’une façon plus décisive à la scolarisation des enfants africains francophones. Il y a encore des pays africains où 30 % à 40 % des enfants n’iront jamais à l’école une seule journée de leur vie. En termes de droits humains, c’est profondément inacceptable. En termes d’intérêts de la Francophonie, c’est totalement incongru parce que c’est à l’école que les enfants africains apprennent la langue française. Si cette tendance pernicieuse se maintient, ça voudra dire que dans 20 ou 25 ans, il y aura 175 à 200 millions de locuteurs de la langue française. Donc, la Francophonie aura stagné."

Nombreux sont ceux qui reprochent à la Francophonie d’être aujourd’hui une organisation plus politique que culturelle. Cette critique est-elle fondée?

"Force est de rappeler que la Francophonie est politique depuis 40 ans. Cette organisation est née, en 1968, d’une entente intergouvernementale. Donc, c’est aussi un mouvement politique. Je suis bien au fait de cette critique. Il y a même des gens qui souhaitent que la Francophonie se retire complètement du domaine politique. Mais, je crois que si, en 1990, les dirigeants de la Francophonie étaient restés silencieux sur les libertés humaines, sur la culture démocratique…, ils auraient été critiqués d’une façon radicale, et cette critique aurait été fondée."

Vous êtes assez critique en ce qui a trait au rôle joué aujourd’hui par le Canada au sein de la Francophonie.

"Dans mon livre, je suis assez sévère à l’endroit d’Ottawa. J’ai observé pendant des années l’évolution du Dossier de la Francophonie au Canada et au Québec. Au temps de Brian Mulroney, et certainement du temps de Jean Chrétien, il y avait à Ottawa, au niveau de la haute fonction publique fédérale, du premier ministre, des sous-ministres, du Conseil des ministres…, une liste impressionnante d’individus qui étaient des acteurs significatifs de l’action francophone. Je cherche aujourd’hui où sont ces acteurs à Ottawa. Je ne trouve à peu près personne. Lorsque Stephen Harper a cherché dans la haute fonction publique, et auprès de son entourage, un sherpa, un représentant personnel, pour gérer le Dossier du prochain Sommet de la Francophonie, il n’a trouvé personne. Il a dû aller le chercher à l’extérieur de la fonction publique. Il a sauvé la mise en quelque sorte. À mon avis, aujourd’hui, la position du Canada dans la Francophonie est à reconstruire."

Le Québec est-il un acteur important dans la Francophonie?

"La force du Québec dans la Francophonie a toujours été de proposer des projets, des programmes, des initiatives nouvelles, comme l’Institut de l’Énergie, la Convention sur la diversité culturelle… Je crois que le Québec joue à peu près ce rôle-là. C’est certain que la présence moins ostensible d’Ottawa dans la Francophonie est une chance considérable pour le Québec d’occuper l’espace davantage. Moi, je ne fais pas de la politique, mais je trouve que le premier ministre du Québec, Jean Charest, comprend pas mal bien les enjeux et les défis actuels de la Francophonie. Il joue assez bien son rôle au sein de cette organisation."

L’adhésion ces dernières années à l’organisation de la Francophonie d’un certain nombre de pays où l’usage du français est quasiment inexistant est considérée par certains comme une grande incongruité.

"Il y a eu une espèce de grand fleuve pas très tranquille dans les années 90 qui a amené à la Francophonie beaucoup d’États d’Europe centrale et d’Europe de l’Est. Après l’implosion du bloc soviétique et du Pacte de Varsovie, ces pays cherchaient désespérément des alliances. Ils se sont tournés vers la Francophonie parce qu’ils avaient vu cette organisation fonctionner à New York, à Genève, auprès des Nations Unies. Je sais qu’il y a encore aujourd’hui beaucoup de gens qui disent: "Ça a été déraisonnable d’accepter tous ces pays qui n’ont presque aucune affinité avec la langue et la culture françaises". Ce qui a été déraisonnable, à mon avis, ce n’est pas de les accepter dans l’espace francophone, c’est de les avoir acceptés sans leur imposer des conditions à leur adhésion. On devrait dire à tous les pays qui souhaitent adhérer à cette organisation: "On est très heureux de vous avoir nous. Mais que faites-vous pour l’enseignement du français? Que faites-vous pour l’utilisation du français dans votre diplomatie? Pouvons-nous nous entendre sur des seuils?""

Comment envisagez-vous l’avenir de la Francophonie?

"La Francophonie est arrivée à la fin d’un cycle, qu’elle a plutôt bien réussi. On est maintenant dans l’ère du numérique, dans un autre espace qui se construit à partir d’autres matériaux, d’autres manières de communiquer. Il faut réaliser que nous vivons désormais dans un monde où les technologies jouent un rôle de plus en plus prépondérant. Tous les contenus qu’on a dans les pays francophones, il faut les numériser et les mettre à la disposition de banques de données où les gens pourront les trouver et les consulter… La France, le Québec, la communauté francophone de Belgique et la Suisse seuls n’ont pas la masse critique pour créer suffisamment de ces contenus numériques et occuper une place convenable dans la concurrence culturelle mondiale. Si le privé, le public et d’autres acteurs se parlent d’une autre manière et font voir ce qu’ils peuvent faire ensemble, un peu comme ils ont fait pour créer TV5, je suis convaincu qu’on y arrivera."

Quel avenir pour la langue française? Francophonie et concurrence culturelle au XXIe siècle
de Jean-Louis Roy
Éd. Hurtubise HMH, 2008, 268 p.