Céline Lafontaine / La société post-mortelle : Demain, ne meurs jamais
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Céline Lafontaine / La société post-mortelle : Demain, ne meurs jamais

Dans un essai brillant à forte saveur futuriste, qui tombe à point nommé à une époque de grandes incertitudes où l’on se questionne sur l’avenir de nos systèmes de santé, la sociologue québécoise Céline Lafontaine explore les ressorts de la société post-mortelle. Objectif: "vivre sans vieillir".

Voir: Quelles sont les principales caractéristiques de la société post-mortelle?

Céline Lafontaine: "La principale caractéristique de la société post-mortelle est la volonté affichée de vaincre techniquement la mort, de "vivre sans vieillir", de prolonger indéfiniment la vie. Faire reculer la mort, agir sur ses causes, en modifier les frontières, contrôler l’ensemble de ses paramètres, comprendre son processus afin de prolonger le plus longtemps possible la vie, voire même dépasser les limites temporelles assignées à l’existence humaine, tels sont les objectifs poursuivis sans relâche par les autorités scientifiques et politiques au point que la santé est devenue l’une des préoccupations majeures de nos sociétés modernes. Mais une des caractéristiques majeures de la société post-mortelle, c’est aussi l’individualisme, c’est-à-dire la volonté de combattre la mort dans une perspective purement individuelle."

Dans la société post-mortelle, on a "déconstruit" et "désymbolisé" la mort?

"Le phénomène de la déconstruction de la mort a commencé avec la médecine clinique au 19e siècle. Mais, après la Deuxième Guerre mondiale, avec l’avènement progressif du génie génétique et de la biologie moléculaire, on a commencé à voir la mort comme un phénomène intrinsèque au corps humain, comme quelque chose qui pouvait être réversible. En effet, le propre de la société post-mortelle, c’est que la vieillesse est devenue une maladie qu’on espère vaincre dès qu’on aura compris le fonctionnement des mécanismes biologiques de l’être humain. En intervenant sur ces mécanismes biologiques, on pourra alors contrer une fois pour toutes la mort."

Donc, dans la société post-mortelle, la vieillesse est perçue comme "une maladie" et les vieillards comme des "perdants"?

"Notre société moderne, fondée sur l’innovation et la nouveauté, est la seule société dans l’Histoire à avoir érigé la jeunesse en valeur absolue. Dans les autres groupes de société, la vieillesse a toujours été associée à la sagesse, au pouvoir, à la capacité de transmission. C’est ce qui explique que dans notre société, les personnes âgées sont considérées comme des perdants face à la science de demain, qui va pouvoir enrayer la mort, donc prolonger indéfiniment la vie."

La quête d’un "gène de l’immortalité" est devenue une obsession?

"On sait très bien que l’individu n’est pas réductible à ses gènes. Pourtant, aujourd’hui, la "génétisation" des identités est très présente dans notre société. De plus en plus, on essaye d’expliquer certains comportements à partir des gènes. Certains sont résolument convaincus qu’en manipulant les gènes on pourra éventuellement prolonger la vie. Cette idée de l’éternité des gènes explique les espoirs lénifiants que suscite la technique du clonage. Si on pouvait garder le même patrimoine génétique et le transposer dans un autre corps, on pourrait assurer la continuité d’un individu. Réduire complètement l’individualité à la génétique, c’est une pure fiction scientifique. Mais, c’est une fiction qui a quand même des incidences médicales et sociales importantes. On le voit actuellement avec les nouvelles technologies de procréation. La sélection préembryonnaire, la volonté de pouvoir sélectionner des embryons qui seraient plus forts et plus performants, qui pourraient vivre plus longtemps, ce sont des réalités désormais inscrites à l’agenda politique."

Les recherches menées dans le cadre de ces nouvelles médecines sont-elles financées par des fonds privés ou publics?

"Ce qui m’inquiète beaucoup, c’est qu’il y a énormément de fonds publics accordés à ce type de recherches alors que, d’après ce que j’ai constaté sur le terrain, les retombées vont aller dans le réseau d’une santé privée. On devrait se questionner sur ces recherches subventionnées par le public alors qu’on sait qu’elles vont être récupérées par le secteur privé. C’est toute la question de la priorité de la recherche, en l’occurrence dans le contexte du vieillissement de la population, qui se pose avec acuité. La Banque mondiale considère aujourd’hui le vieillissement de la population comme une décroissance économique. Or, la façon de lutter contre cette décroissance, c’est entre autres de subventionner la médecine régénératrice, les travaux sur les cellules souches… pour essayer de combattre le vieillissement. Derrière tout ça, il y a un grand enjeu: un immense marché économique très lucratif."

La société post-mortelle n’est-elle pas un grand mythe basé sur une utopie éternelle?

"Les hérauts de la société post-mortelle tiennent un discours extrêmement "rationnel", mais avec une dimension foncièrement mythologique. Analysée rationnellement, cette idée d’immortalité est assez hallucinante. On retrouve dans les textes de ces scientifiques tout l’argumentaire de la science. Mais derrière ces discours captivants se camoufle un grand mythe. Empiriquement, il n’y a pas plus de raisons de croire à cette immortalité par le biais de la science qu’à la thèse de la résurrection du Christ. On est encore très loin de "vivre éternellement sans vieillir". On meurt encore et on va continuer de mourir individuellement et collectivement."

La société post-mortelle
de Céline Lafontaine
Éd. du Seuil, 2008, 244 p.