Jean-Claude Guillebaud : Demain, un monde métis
Société

Jean-Claude Guillebaud : Demain, un monde métis

Dans son plus récent ouvrage, Le Commencement d’un monde, l’essayiste et journaliste Jean-Claude Guillebaud explique que le monde évolue vers une modernité planétaire métisse. Rencontre.

Voir: Vous ouvrez votre livre en rappelant la théorie du choc des civilisations, formulée par le politicologue américain Samuel Huntington en 1993 et dont les principes ont été appliquéspar l’administration Bush.

Jean-Claude Guillebaud: "Je me suis astreint à relire Huntington et tous les débats qui ont suivi la parution de son article. J’ai constaté que cette théorie qui stipule que les conflits de demain ne seront pas idéologiques, comme l’était la guerre froide, mais plutôt culturels, est extrêmement datée. Huntington a exposé sa théorie en 1993, quatre ans après la chute du mur de Berlin et en plein éclatement de la Yougoslavie. À l’époque, nous avions tous l’impression que le monde se fragmentait le long des grandes frontières des civilisations européennes, islamiques, asiatiques, etc. Mais cette vision du monde procède d’une analyse enfantine. Les cultures ne sont pas des entités pures et éternelles. Elles sont métissées, croisées. Les désigner comme des altérités figées et destinées à s’opposer est tout à fait futile. Mais le 11 septembre est venu confirmer les thèses d’Huntington auprès d’une certaine classe politique américaine. J’ai eu envie d’écrire ce livre à la fin janvier 2002, après le discours sur l’état de l’Union de Bush, alors qu’il définissait ce qu’il appelait les axes du bien et du mal. Cette doctrine nous a menés à la catastrophe."

Huntington a peut-être tort mais le terrorisme continue d’exister. On a trop souvent l’impression d’être plus fréquemment témoins de chocs que de partage entre les civilisations.

"Je voulais montrer qu’on vit deux choses très différentes. On retrouve, dans l’actualité, des guerres menées par des micro-nationalistes ainsi qu’une foule d’exemples d’identités qui se barricadent. Mais ce premier plan tumultueux nous empêche de voir le rapprochement des cultures qui s’opère partout dans le monde. Si vous allez à Bombay ou à Shanghai, vous verrez que les jeunes de là-bas ne sont pas très différents dans leurs goûts, leurs aspirations et leurs comportements de ceux d’ici. Il suffit de penser au succès de la littérature indienne, aux oeuvres d’auteurs comme Arundhati Roy. Ces jeunes écrivains vivent dans le monde, ils participent à un dialogue des civilisations. Au bout du compte, le mouvement profond qui définit notre époque, c’est le rapprochement des cultures."

Croyez-vous alors que les sociétés civiles évoluent toutes dans le même sens?

"Pour ce livre, je me suis appuyé sur le travail des démographes, qui nous permet de comprendre les grands mouvements de sociétés sur le plan anthropologique. Emmanuel Todd constate que les sociétés musulmanes se rapprochent rapidement des standards occidentaux sur plusieurs points dont le statut de la femme, de l’enfant et l’âge du mariage. Nos journaux décrivent l’Iran comme une dictature terrible, une théocratie dirigée par des mollahs qui ne pensent qu’à bombarder Israël et ses alliés. C’est une réalité, mais au-delà de la croûte des apparences, on voit que, paradoxalement, l’Iran s’est plus modernisé en 20 ans que sous le régime du schah. Il n’y a jamais eu autant de femmes avocates, magistrates, universitaires. Cela veut dire que les sociétés civiles sont généralement plus intelligentes que les régimes."

Ne minimisez-vous pas la méfiance qu’entretiennent les autres civilisations envers l’Occident?

"Pas du tout. Dans l’histoire, il y a toujours eu ce que j’appelle des grands refus: le nazisme, la révolution iranienne, le militarisme japonais en sont des exemples. Mais ces grands refus se sont toujours terminés sur une synthèse. Regardez le Japon aujourd’hui! Rien, donc, n’interdit de voir l’histoire à plus long terme.

On me reproche d’être optimiste. C’est sans doute parce que le discours dominant des médias est celui de l’angoisse. On nous dit que l’Occident est assiégé par des barbares, que la violence est partout. Certes, l’Irak, le Darfour, l’Afghanistan sont des conflits graves. Mais quand on compare l’état du monde aujourd’hui à ce qu’il était dans les années 70, on constate que la violence diminue. Souvenez-vous, il y a 30 ans, toute l’Amérique du Sud était sous le contrôle de dictatures militaires, nous étions en pleine guerre froide, l’Amérique perdait 56 000 G.I. au Viêt Nam, le génocide au Cambodge faisait plus de deux millions de morts. Je trouve le discours contemporain amnésique.

Le sociologue Robert K. Merton parle de prophétie autoréalisatrice, c’est-à-dire qu’une vision du monde fausse, si elle guide les comportements, devient une réalité. Appliquons cela au terrorisme, qui est certes abject mais qui n’est pas une arme militaire. Chaque fois que nos politiciens cèdent à la grandiloquence en parlant de Troisième Guerre mondiale dans leurs discours sur le terrorisme, ils jouent le jeu de Ben Laden. Non, être optimiste n’est pas gentil. C’est une option stratégique. C’est pourquoi j’ai mis en exergue cette phrase de Goethe: "Le pessimiste se condamne à être spectateur.""

En élisant Barack Obama, l’Amérique nous a donné un bel exemple de métissage.

"Quand j’ai commencé à travailler sur ce livre, je n’en espérais pas tant. Son statut est très important. Il n’est pas tout à fait afro-américain. Son père est africain, il a été élevé à Hawaï par sa mère blanche et il est marié à une femme afro-américaine! Je ne cède pas à l’obamanie car il se peut qu’il soit un mauvais président. Mais même dans ce cas, le changement symbolique aura eu lieu. L’Amérique avait atteint un sommet d’impopularité. Sous George Bush, elle était haïe dans le monde entier. Cette image-là a déjà changé dans le monde arabe."

Quels pays sont le mieux préparés pour prospérer dans un monde métissé?

"Je pense que certaines sociétés, comme le Canada et le Québec, sont mieux armées pour accepter cette idée de partage. Un facteur important en ce sens est le rôle que jouent les diasporas éduquées à la diffusion d’idées à travers le monde. Les universités nord-américaines sont peuplées de gens du monde entier: des Sino-Canadiens, des Indo-Américains, des gens qui sont en entre-deux et qui font souvent le pont entre deux cultures. Ayant intégré les outils conceptuels de la culture occidentale, ils réinterrogent leurs propres traditions. Et ils ont une grande influence sur leurs pays respectifs. Prenez l’exemple d’Amartya Sen, un Indien, Prix Nobel, professeur d’économie à Cambridge puis à Harvard qui combine les nationalités américaine et britannique. Ses trois derniers livres portaient sur sa propre tradition et les enseignements que le monde moderne peut en tirer. Ces intellectuels participent à un immense travail de reformulation du monde. Enfin, je ne veux pas faire de démagogie, mais l’an dernier, j’étais à Montréal pour le débat sur les accommodements raisonnables. Et j’ai été impressionné par le culot qu’il a fallu pour faire cet exercice de discussions publiques, tous les soirs. Je suis rentré, admiratif, en France et j’ai écrit dans une de mes chroniques que la France ferait bien de s’inspirer de ce processus. Vous, Québécois, donnez l’impression d’être à cheval sur le modèle assimilationniste et celui de la mosaïque multiculturelle. Cela fait du Québec un grand laboratoire de l’identité."

Le Commencement d’un monde
de Jean-Claude Guillebaud
Éd. du Seuil, 2008, 391 p.

Jean-Claude Guillebaud donnera une conférence de trois jours à ce sujet les 6, 7 et 8 février à l’Institut de pastorale des Dominicains à Montréal (info: 514 739-3223, poste 323). Il sera à Ottawa le 10 février (info: 613 233-5696) et à Trois-Rivières le 11 février (info: 819 375-7346).