Dédé Fortin : Dédé vu par Dédé
À la veille de la sortie de Dédé à travers les brumes, nous avons tenté de joindre plusieurs artistes proches de Dédé Fortin afin qu’ils nous parlent de l’homme derrière le musicien. Or, il semble que la blessure encaissée le 8 mai 2000 soit toujours vive, du moins suffisamment pour qu’ils évitent d’étaler leurs émotions sur la place publique et refusent notre invitation. Il en va de même pour la famille d’André Fortin, qui préfère ne pas commenter le long-métrage de Jean-Philippe Duval, soulignant du même coup qu’elle ne s’oppose pas à sa sortie.
Dans ce contexte, qui de mieux placé pour nous parler de Dédé que Dédé lui-même. Voir a fouillé dans ses archives pour y extraire quelques bribes d’entrevues accordées par le chanteur des Colocs, ainsi qu’une lettre d’opinion écrite par André quelques semaines avant le référendum de 1995.
"Je vais te donner un conseil: quand tu vas chez le médecin et que tu es vraiment déprimé, lorsqu’il te demande si tu as encore le goût de vivre, réponds oui. Sans hésiter", avait-il confié à Laurent Saulnier en octobre 1998. "Parce que si tu dis non, tu ne sortiras pas de l’hôpital. Ils vont te garder une dizaine de jours. Sous observation, qu’ils disent. Ils vont te mettre dans une aile avec des gens qui ne sont pas complètement là. Un jour, j’ai essayé de m’enfuir. Je me suis fait pointer du doigt par une patiente: "Hey, lui, il s’en va. Attention." Je te jure, c’est vraiment pas drôle. Une chanson comme Tout seul vient de là. De cette expérience, de cet état d’esprit. De ce problème."
"Sur cette faille, Dédé ne s’étendra pas", avait expliqué Laurent avec respect. "À la façon dont le sujet avait été amené, je ne pouvais pas y revenir. Tout ce qu’il a dit sur cette période extrêmement difficile de sa vie est là, sous vos yeux. Peut-être n’en parlera-t-il plus jamais. Non pas que ça semblait le forcer d’en parler. C’est venu naturellement; et c’est reparti comme ça aussi. Il ne fallait pas le brusquer."
Dédé à travers les brumes aborde cet épisode noir. L’enregistrement, émotionnellement difficile, de Dehors novembre en est le fil conducteur. On retiendra en particulier les scènes consacrées à l’écriture de la pièce-titre de l’album, inspirée du décès de l’harmoniciste des Colocs, Patrick Esposito Napoli. "Alors que Pat était malade et ne pouvait plus jouer avec nous, on est partis pour un show ou deux en région, et je m’imaginais être à sa place: couché sur un lit, à ne pouvoir rien faire. Juste attendre. Mais il n’y a pas que lui dans cette chanson, il y a beaucoup de moi. Une phrase comme "La planète tourne, est pas supposée tourner sans moi", c’est uniquement moi. Pat, je crois, n’aurait jamais pensé ça…"
Dans une autre rencontre avec Patrick Marsolais en février 1993, le chanteur abordait le niveau d’engagement de la formation, une dimension également importante du long-métrage. "Politiquement, j’en mets pas trop. J’aime mieux faire quelque chose de concret plutôt que d’en parler dans mes chansons. Je n’ai jamais été le genre protest songwriter et je ne les ai jamais tellement aimés non plus. Je trouve ça facile. Évidemment, y a des phénomènes qui m’ont impressionné quand je suis arrivé à Montréal, des choses absurdes comme les sans-abri, par exemple (…). Quand ça me touche, je vais parfois en parler, mais j’ai surtout pas envie d’arriver avec une solution définitive ou une vision générale du problème. On est qui pour faire la morale, nous autres?"
Dédé s’est tout de même senti assez interpellé par la question nationale pour signer une lettre d’opinion dans Voir le 6 juillet 1995. Il y parlait de sa fibre québécoise, une vision plus inclusive que farouche et patriotique. Très vite dans le film, on le voit d’ailleurs prévenir le guitariste Mike Sawatzky, un Amérindien de la Saskatchewan, qu’il vient de se joindre à un groupe mené par un indépendantiste. "Jimmy Bourgoing et Serge Robert ne se sont pas joints à moi parce que je chante en québécois, mais à cause de ce que mes chansons racontent. Patrick Esposito Napoli, un séropositif moitié français, moitié pied-noir avec un nom italien, m’a dit qu’il est entré dans le groupe parce qu’il y voyait un moyen de changer un peu les choses. Mike Sawatzky, Amérindien adopté par une famille canadienne-anglaise de descendance germanique, a aimé l’esprit du groupe. En retour, les autres membres ont aimé sa personne avant son origine. Patrick et Mike se sont retrouvés au beau milieu d’une manifestation de la culture québécoise sans même que cela paraisse exceptionnel. Peut-être qu’ils ont trouvé que mes chansons avaient quelque chose d’universel."
"Je suis devenu souverainiste à cause de René Lévesque. Je pense que cet homme-là était branché sur l’humanité."
Au-delà du suicide, c’est cette grande force d’André Fortin qui ressort de Dédé à travers les brumes. De par ses chansons, ses rapports avec Patrick et Mike et ses prises de positions sociales, l’homme était branché sur l’humanité. Quitte à se négliger. Quitte à se mettre soi-même de côté.