Marie-Eve Gagnon : Coup de théâtre
Selon Rideau de verre, une étude de l’Association québécoise des auteurs dramatiques (AQAD) lancée discrètement à l’aube de la rentrée, les auteures dramatiques québécoises sont moins jouées et gagnent moins bien leur vie que leurs confrères masculins. Chiffres à l’appui, Marie-Eve Gagnon nous explique.
Auteure, metteure en scène et directrice de l’AQAD, Marie-Eve Gagnon est une féministe assumée. "Oui, je suis de ces fatigantes qui parlent encore de ça", ironise-t-elle. Et elle n’en est pas à ses premières armes dans la lutte. Membre active du Comité des Femmes de l’Union des artistes, elle était de l’équipe qui a récemment mis en lumière les disparités salariales entre les comédiennes et leurs homologues masculins. "Ma perception de la situation des auteures dramatiques me poussait vers le même type de conclusion, explique-t-elle, alors j’ai senti qu’il fallait documenter la situation."
Les chiffres parlent d’eux-mêmes: 61 % des pièces jouées sur les scènes québécoises sont écrites par des hommes, 29 % par des femmes et 10 % par des collectifs mixtes. L’étude révèle aussi que les textes des femmes sont souvent créés dans des contextes précaires, par de jeunes compagnies à faibles moyens, ce qui n’améliore pas la situation financière des auteures. Dans son volet qualitatif, résultat d’une série d’entrevues avec des auteures sur leurs perceptions de la situation, l’étude démontre aussi que les femmes dramaturges ont du mal à se créer un réseau, à asseoir leur carrière sur du solide et à perdurer.
Pas dupe, la chercheure voit déjà les objections fuser. "Je sais bien que c’est un sujet qui dérange. Un sujet loser. Les jeunes auteures ne veulent pas être associées à la lutte féministe parce qu’elles préfèrent se considérer artistes tout court, plutôt que femmes artistes, et refusent le statut de victime que le féminisme entraîne avec lui et malgré lui. Je comprends parfaitement. Mais l’idée, ce n’est pas de s’apitoyer sur le sort des femmes, pas du tout. Il s’agit de montrer les faits et de s’interroger sur le phénomène."
Il est vrai que le sujet est complexe et délicat. Comment faire changer les choses sans intervenir radicalement dans les décisions des directeurs artistiques qui composent les saisons théâtrales? Comment parler de la situation sans se heurter à un mur d’indifférence et de rejet? "En Occident, on a balayé du revers de la main tout ce qui est féministe à cause d’un ras-le-bol général. Le féminisme, par exemple, est perçu comme responsable de la détresse des jeunes garçons, alors que franchement, la situation est bien plus complexe que ça. Oui, le discours des extrémistes des années 70 a parfois dépassé les bornes, mais pourquoi faut-il qu’on ait oublié ses fondements légitimes? On a jeté le bébé avec l’eau du bain. C’est comme pour l’indépendance, on balaie toutes ces idées-là d’un seul coup au premier écueil, et il n’en reste plus rien."
Ce qui rend le débat difficile, selon Gagnon, c’est aussi que les causes de la précarité des femmes dans le milieu théâtral relèvent de préjugés inconscients. Elle suggère à la fin de l’étude des pistes de réflexion, et soulève l’idée que "nous sommes enclins, hommes et femmes, à dévaloriser le féminin". "Il est clair qu’on accole certaines choses au féminin et certaines autres au masculin, et je pense qu’on se trompe lorsqu’on fait ça. On évalue les choses en fonction de nos présupposés sur les genres. J’ai participé à de nombreux jurys, et l’une des premières choses que l’on se demande, souvent, c’est si le texte a été écrit par un homme ou une femme, comme si ça devait être l’une des premières pistes de compréhension d’un texte. À partir du sexe de l’auteur, on se construit un schème de pensée qui influence notre lecture de son texte. Il faut lutter contre ça."
Ce n’est pas une mince tâche. Mais la chercheure croit qu’"il faut travailler à aiguiser les consciences". Elle est persuadée qu’en étant "conscients de nos présupposés ou de nos préjugés défavorables envers les femmes", on peut "essayer de les enrayer". Et quoi d’autre? "Il faut aider les femmes à réseauter. Je ne veux pas généraliser, je sais très bien qu’il y a en ce moment de jeunes auteures qui y arrivent très bien. Mais quand même, la majorité des auteures que j’ai rencontrées m’ont parlé de leurs difficultés à s’associer à des metteurs en scène. Je crois qu’il faut songer à des mesures pour favoriser le réseautage et la prise de contact."
Marie-Eve Gagnon ne se fait pas d’illusions. Elle sait bien que les choses ne changeront pas du jour au lendemain. Mais elle voudrait au moins que le débat se fasse. Et ça tombe bien, car une table ronde a été prévue pendant l’événement Dramaturgies en dialogue le 14 septembre prochain. C’est un rendez-vous.