Alain Finkielkraut : Le coeur des lettres
Société

Alain Finkielkraut : Le coeur des lettres

Dans un essai magistral, le philosophe Alain Finkielkraut revisite neuf romans cardinaux qui lui ont permis de réfléchir sur la condition humaine et les complexités du monde. Un vibrant hymne à la littérature.

Voir: Que signifie l’expression "un coeur intelligent"?

Alain Finkielkraut: "J’ai découvert cette expression biblique en lisant Hannah Arendt. Le roi Salomon, rappelle la célèbre philosophe juive allemande, adjura l’Éternel de lui accorder un "coeur intelligent", c’est-à-dire un coeur sagace et perspicace. Dieu garda le silence. Je crois que c’est plus une gageure d’adresser cette requête à Dieu – il y a un plus grand élément d’incertitude, me semble-t-il – qu’à la littérature, qui est un enfant de l’oeuvre tangible. Comme la philosophie, la littérature nous parle de l’Homme, mais c’est aux hommes qu’elle a affaire et non à l’Homme directement. La littérature nous permet en tout cas d’accéder à une forme de connaissance qui ne sacrifie pas l’individu sur l’autel du concept. Elle éclaire l’Histoire, la vie, le monde… Voilà pourquoi je crois qu’on peut continuer à avoir foi en la littérature."

Selon vous, la sagesse pratique et une meilleure compréhension des menaces qui planent sur notre monde s’acquièrent par la lecture des grandes oeuvres littéraires, comme les neuf livres que vous analysez dans Un coeur intelligent.

"Ce que j’essaie d’expliquer dans ce livre, c’est que ni les sciences naturelles ou sociales ni la philosophie n’ont le monopole de la connaissance. La littérature est aussi une modalité de la connaissance. C’est ainsi qu’il faut la concevoir. C’est ainsi qu’il faut lire les grandes oeuvres littéraires. Mais, d’un autre côté, il n’y a pas de garantie, l’accès aux grandes oeuvres n’est pas la panacée miracle. Nous devons dépasser l’idée d’une solution définitive des problèmes humains. Nous savons que des esprits distingués et cultivés peuvent s’avérer des monstres."

Pensez-vous que le principal critère de la bonne littérature n’est pas le style ou la structure littéraires d’une oeuvre mais sa capacité à réfléchir sur la condition humaine?

"Pour moi, il n’y a pas d’opposition radicale entre la forme et le fond. Le style est une qualité de la vision. Une belle phrase, c’est une phrase qui touche juste. Proust dit: "La littérature, c’est la vraie vie enfin découverte et éclaircie." Or, cette vérité, nous y accédons à travers un style littéraire extraordinaire, qui est évidemment une donnée très importante. Ce que je regrette, c’est qu’on isole le style pour ne lire la littérature qu’à travers ses formes. On dégage alors un certain nombre de formes ou de procédés. On se rend alors compte que ces formes ou procédés sont à l’oeuvre dans n’importe quel récit ou discours, ce qui fait qu’on en vient à enseigner n’importe quoi. Nous avons toujours besoin de critères. Il n’y a pas de littérature sans critères. Le formalisme a cru pouvoir émanciper l’analyse de la littérature d’une réflexion sur les critères qui font d’une oeuvre une grande oeuvre littéraire. Je m’élève contre cette attitude."

Aujourd’hui, les nouvelles technologies – Internet, iPod, jeux vidéo… – menacent-elles la littérature?

"La littérature est toujours vivante. Des oeuvres importantes paraissent. La question que nous devons nous poser est: y aura-t-il de vrais lecteurs qui accepteront d’être éclairés par la littérature? La société de l’instantané dans laquelle nous vivons aujourd’hui restera-t-elle accueillante aux oeuvres littéraires? Je remarque que pour les jeunes générations, le cinéma occupe la place qu’occupait naguère la littérature. Les jeunes d’aujourd’hui préfèrent télécharger des films plutôt que de lire des livres. Donc, la lecture tend à devenir une sorte de passe-temps marginal. Mais tout n’est pas joué! Je crois qu’il faut être très prudent et se garder de sombrer dans le catastrophisme. Mais on constate une évolution inquiétante. Désormais, pour le post-humanisme post-moderne, la lecture n’est plus qu’une pratique culturelle parmi d’autres."

Mais, en cette première décade du 21e siècle, la littérature n’est-elle pas entrée aussi dans une nouvelle ère?

"Ce n’est pas la littérature mais la société qui est entrée dans une nouvelle ère. Aujourd’hui, une partie de la société rompt avec la littérature, s’émancipe de toute référence littéraire et construit la culture, ou sa culture, autrement, mais la littérature continue telle qu’elle était. Peut-être que la littérature devra intégrer dans sa réflexion, dans sa méditation sur l’existence, les nouveaux dispositifs technologiques qui ont désormais pignon sur rue, dans la mesure où ils modifient sensiblement les individus. C’est la société qui change. La littérature, elle, continue sa même enquête, sa même aventure."

Un coeur intelligent
d’Alain Finkielkraut
Éd. Stock et Flammarion, 2009, 280 p.