Greenpeace : Dans le même bateau
Société

Greenpeace : Dans le même bateau

Quarante ans plus tard, un enregistrement historique célèbre l’événement qui a donné naissance à Greenpeace, la plus grande organisation écologique de la planète, à la désobéissance civile et au concept du spectacle-bénéfice.

Amchitka. En novembre 1970, le nom semble mieux convenir à un ashram du Cachemire qu’à un coin perdu du nord-ouest de l’Alaska.

À cette époque de paradoxes générationnels, les enfants chantent l’amour, leurs parents préparent la guerre. Hormis quelques dizaines de milliers de hippies, la remise en question des bienfaits de la société de consommation qui va mener aux idéaux écologiques modernes n’est pas encore à l’ordre du jour des nations.

Aux États-Unis, trois gouvernements successifs pratiquent des essais nucléaires depuis la fin de la guerre, ce qui semble maintenant inimaginable. Entre 1953 et 1992, plus de 600 essais nucléaires se dérouleront sur le territoire américain, dont 135 à l’air libre. Au Canada, peu s’en préoccupent avant que ces "tests" ne se déplacent du Nevada vers l’Alaska, sur une île de 63 km: Amchitka, où l’on planifie pour l’été 1971 une délirante explosion: l’équivalent de 400 Hiroshima.

Dans la région de Vancouver et même jusqu’à Montréal, quelques militants, majoritairement issus de médias alternatifs et de groupes pacifistes religieux quakers, s’en alarment, décident d’affréter un bateau et d’aller se placer près de l’épicentre afin d’empêcher l’explosion. Ils vont réunir l’argent nécessaire en inventant un nouvel outil: le concert-bénéfice.

Le 16 octobre 1970, 14 mois après Woodstock, à l’initiative d’Irving Stowe (le père de Greenpeace), le concert réunit au Vancouver Pacific Coliseum: Chilliwack, Phil Ochs, James Taylor et Joni Mitchell. Le maître de cérémonie se nomme Terry David Mulligan. Il a, à l’époque, 28 ans: "J’étais revenu de San Francisco avec l’ambition de démarrer une petite radio alternative, qui marchait bien. J’ai offert mes services. Impossible de refuser, l’enjeu était bien trop extraordinaire. Ces imbéciles voulaient faire péter une réserve faunique. Les retombées allaient venir jusqu’ici", dit Mulligan, retrouvé dans les montagnes du nord de la Californie.

"L’ambiance était chaude, police et politiciens attendaient que ca dérape. Mais la musique a permis de vivre tout ça dans la fraternité et le calme. Quand ces types sont partis sur leur bateau rouillé, on se sentait tous avec eux, très fiers. Il fallait avoir des couilles. Qui sait, ils pouvaient ne jamais en revenir!"

Fusion littéraire accidentelle du concept du peace and love et du vert de la nature, le bateau fut baptisé Greenpeace. Son voyage improbable marque la naissance des premiers actes de désobéissance civile planétairement médiatisés et l’intrusion de l’écologie dans la politique moderne.

"Cette journée-là, du haut de mes 13 ans, je protestais contre le test devant l’ambassade des États-Unis à Toronto, dit Bruce Cox, directeur exécutif actuel de Greenpeace Canada. Cette aventure, ce désir de témoigner et d’agir, a galvanisé l’imagination. Elle a présidé à la fondation et à l’idéologie de Greenpeace. Ce fut un succès. Joan Baez a envoyé 1000 $ et nous avons recueilli au total 18 000 $."

L’expérience ne sera pourtant jamais répétée. Dès ses débuts, Greenpeace ne comptera plus, ou presque, que sur son effectif pour financer ses actions spectaculaires: "Rien n’est jamais totalement gratuit dans l’organisation de concerts-bénéfice. L’époque a vite changé. Les gros artistes n’ont plus le même intérêt pour la politique et les stades sont maintenant à moitié vides. Et puis, il ne faut pas oublier la formidable puissance de l’effectif en tant que levier politique. Quatre-vingt-cinq pour cent de notre financement provient de petits dons mensuels de 15 $."

Le réchauffement planétaire auquel peu de gens croyaient il y a 20 ans, la génétique agricole, et toujours la traque aux grands pollueurs, parmi lesquels les exploitants des sables bitumineux de l’Alberta font figure de champions toutes catégories, sont la pointe des enjeux actuels: "Plusieurs d’entre nous ont été arrêtés en tentant de perturber les opérations de Suncor Petrol. Les pétrolières et le gouvernement albertain affichent la très ferme volonté de nous empêcher d’agir. Les enjeux sont gigantesques. Ils engrangent des milliards. La désobéissance civile a beau faire théoriquement partie du dialogue démocratique, désormais, on peut nous emprisonner en évoquant les lois antiterroristes!" s’étonne encore Cox.

Le CD double tiré du concert d’Amchitka dépasse les espérances: il capte James Taylor à 22 ans, au sortir de l’oeuf; le très militant Phil Ochs, au sommet, avant son suicide précoce; et Joni Mitchell s’y console, en 12 superbes chansons dépouillées, d’avoir raté Woodstock.

L’histoire retiendra néanmoins que l’ancêtre du Rainbow Warrior et du Sea Shepherd, le navire baptisé Greenpeace pris sous de mauvais vents, n’atteignit jamais l’Alaska. Que malgré les réticences de 19 nations, le 6 novembre 1971, une déflagration de 5,2 mégatonnes provoqua un tremblement de terre de 7,2 à l’échelle de Richter dans la région et créa un lac artificiel radioactif de 2 milles de diamètre. Selon Greenpeace, on y retrouve encore aujourd’hui des traces de plutonium.

Au moins y avait-il là le début d’une prise de conscience planétaire.

Amchitka
The 1970 Concert That Launched Greenpeace
(Greenpeace Records)

Greenpeace a produit un documentaire percutant sur les sables bitumineux: www.petropolis-film.com.