Manuel Bujold : Copier-coller
Société

Manuel Bujold : Copier-coller

Dans le cadre de son projet Le Grand Détour, Not Made in China, Manuel Bujold a mandaté des copistes vietnamiens pour qu’ils peignent des photographies d’ateliers de reproductions chinois… Une copie d’une copie, ou lorsque l’art devient un produit de consommation.

La ville de Shenzhen, en Chine, est le plus important centre de reproduction d’oeuvres d’art au monde. Chaque année, environ 15 000 copistes y contrefont pas moins de cinq millions de tableaux de grands maîtres de la culture occidentale, tels que Van Gogh, Monet et Picasso. "À chaque coin de rue, on trouve des chefs-d’oeuvre comme La Joconde, de Da Vinci, ou Jeune Fille à la perle, de Vermeer, qui sont copiés à outrance", raconte Manuel Bujold, dont la visite de ces ateliers dédiés à la copie est à l’origine du projet Le Grand Détour, Not Made in China, présenté à la galerie Art Mûr jusqu’au 5 décembre. "Ce sont de véritables sweatshops où les conditions de vie sont exécrables", poursuit l’artiste montréalais qui, depuis un certain temps déjà, avait dans sa ligne de mire ces usines où "l’art" est produit à la chaine pour être vendu à des acheteurs occidentaux comme Wal-Mart.

C’est en photographiant ces faussaires à l’oeuvre dans leur atelier que le déclic s’est fait pour Manuel Bujold. "Ils étaient réticents à ce que je photographie leur environnement de travail, parce qu’ironiquement, ils craignaient que je me serve de ces images pour reproduire leurs tableaux… Ce paradoxe a donné un nouveau sens à mon projet", explique-t-il. Prenant les appréhensions des peintres chinois au pied de la lettre, il s’est rendu au Viêtnam, où le prix d’une reproduction est encore moindre qu’en Chine, afin de mandater un atelier de copistes pour qu’ils peignent les photos qu’il avait prises à Shenzhen.

Les oeuvres qui en résultent, avec leur mise en abyme de reproductions de toiles de Vélasquez ou de Bruegel, évoquent la Roma Moderna du peintre baroque italien Giovanni Paolo Pannini, qui met en scène une galerie dont les murs sont recouverts de tableaux d’architectures romaines. Cette oeuvre est une allusion directe au Grand Tour, l’itinéraire italien qu’empruntaient au 18e siècle les jeunes aristocrates britanniques afin de parfaire leur éducation, mais aussi pour acheter de l’art.

"Le Grand Tour est à l’origine du mécénat, explique Manuel Bujold. Puisqu’à l’époque la photographie n’existait pas, le seul moyen de rapporter une image, c’était d’en faire une copie." Ce dernier rappelle d’ailleurs que la copie est loin d’être un principe étranger à l’histoire de l’art puisque même des maîtres de la Renaissance, comme Da Vinci ou Michel-Ange, avaient recours à des assistants pour les besoins de leur production, un concept qu’a repris Andy Warhol dans sa célèbre Factory et, plus récemment, des artistes comme Damien Hirst.

Il ne faut d’ailleurs pas croire que Manuel Bujold s’est contenté de récolter les bénéfices que lui a rapportés le travail de ses sous-contractants asiatiques. En fait, si les copistes vietnamiens ont bien rendu les oeuvres qu’ils ont l’habitude de reproduire inlassablement, ils ont toutefois eu plus de mal à peindre leur mise en contexte dans l’atelier. "Lorsque j’ai reçu les reproductions, j’avais envie de pleurer: il n’y avait aucune notion de profondeur!" avoue le peintre qui a dû passer quelques mois à restaurer les oeuvres en se servant de ce qui avait été peint comme toile de fond pour enfin parvenir à ce qu’il avait en tête.

Avant de passer sa commande aux copistes vietnamiens, il avait aussi joué au commissaire en modifiant, à l’aide de Photoshop, la disposition des toiles dans ses propres photos afin que celles-ci évoquent avec le plus de justesse l’essence des ateliers de Shenzhen. Grâce à la juxtaposition d’un Rembrandt à un Picasso ou à un Jérôme Bosch, la signification de ces oeuvres est détournée et celles-ci n’apparaissent plus que comme de simples objets de consommation.

"À l’époque de Pannini, l’art faisait partie intégrante de la société, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui", déplore celui qui est aussi instigateur du projet Mouvement Art Public dont la mission est de démocratiser l’art, entre autres en exposant les oeuvres d’artistes à travers la ville dans les espaces habituellement réservés à la publicité. Si Le Grand Détour, Not Made in China remet en question notre rapport à l’art, certains pourraient aussi avancer que, d’une certaine manière, l’industrie de la reproduction rend aussi l’art accessible à tous… "Il y a un paradoxe dans mon travail, concède ce dernier. Mais, pour moi, ce projet est une forme de journalisme qui présente avant tout un point de vue pour susciter une réflexion sur le sujet."

Jusqu’au 5 décembre
À la galerie Art Mûr
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