Claude Hagège : Le modèle 101
Société

Claude Hagège : Le modèle 101

La loi 101 québécoise devrait être "exportée" et servir de "modèle" à tous les pays qui veulent défendre et promouvoir leur langue nationale face à l’influence de plus en plus hégémonique de la langue anglo-américaine, soutient Claude Hagège, célèbre linguiste français.

Voir: Dans votre Dictionnaire amoureux des langues vous rendez un vibrant hommage aux Québécois pour qui, rappelez-vous, la défense et la promotion de la langue française sont "un combat existentiel impératif".

Claude Hagège: "La célèbre loi 101 a institué le français comme langue obligatoire, officielle et unique du Québec. C’est pour cette raison que le Québec m’est très cher. J’admire profondément le combat homérique que les Québécois mènent quotidiennement pour assurer un avenir à la langue française en Amérique du Nord. Un des paradoxes de l’époque actuelle et de la Francophonie est qu’aujourd’hui, le membre le plus actif dans cette institution, regroupant une cinquantaine de pays et d’États partageant la langue française, est probablement le Québec, alors qu’un des membres les moins actifs, autrefois très actif, est probablement la France. La France est certes le berceau historique du français, mais elle l’est de moins en moins. En tout cas, la France mérite de moins en moins d’être l’unique "propriétaire" de la langue française."

Selon vous, la loi 101 devrait être un modèle linguistique pour les Français et les autres nations francophones. N’est-ce pas un voeu pieux?

"Les linguistes disent fréquemment que les langues sont des forces spontanées, que toute intervention pour réhabiliter une langue qui périclite est quelque chose de complètement fou, une initiative vouée à l’échec car l’évolution des langues n’est pas maîtrisable. Il est tout à fait vrai qu’on ne peut pas légiférer pour modifier l’axe interne d’une langue -on ne peut pas décider, en promulguant une législation linguistique, que le complément d’objet va cesser d’être à sa place ou que l’adjectif va cesser de s’accorder dans un cas de figure grammatical précis – parce que ce sont des choses qui concernent la nature interne, la structure d’une langue. Par contre, la loi 101 a apporté la preuve qu’on peut sensiblement modifier l’axe externe d’une langue, c’est-à-dire le degré d’utilisation de la langue en tant que tribune que l’on choisit ou que l’on récuse. On a longtemps cru que toute intervention dans ce domaine très névralgique était impossible. Or, la loi 101 est la preuve patente du contraire. Cette législation a bel et bien prouvé qu’une intervention sur une langue est parfaitement possible et légitime. Par conséquent, la loi 101 pourrait inspirer l’adoption de mesures comparables dans des pays où l’on veut promouvoir une langue face à d’autres idiomes."

Dans votre Dictionnaire amoureux des langues, vous consacrez un chapitre aux nations bilingues, où vous éludez complètement l’épineuse question du bilinguisme au Canada. Or, nombreux sont ceux, tout du moins au Québec, qui considèrent que ce projet de société concocté par l’ancien premier ministre canadien, Pierre Elliott Trudeau, s’est avéré un cuisant échec. Partagez-vous ce point de vue?

"Que les jeunes Québécois aient du mal à apprendre l’anglais, excusez-moi cher monsieur, mais ce n’est pas de nature à me faire perdre le sommeil! J’ai longtemps vécu à Vancouver, et aussi quelque temps à Calgary. J’ai réalisé, durant mes séjours en Colombie-Britannique et en Alberta, que dans le Canada anglais, le bilinguisme, qui en principe est officiel dans toute la fédération canadienne, est avant tout une affaire individuelle. Les anglophones du Canada que j’ai connus, et qui très majoritairement étaient arrogants sur cette question-là, ne se croient en aucune façon tenus d’apprendre le français. Le mauvais fonctionnement du bilinguisme au Canada concerne surtout les 18 ou 19 millions d’anglophones, majoritaires dans ce pays, qui n’ont pas spécialement de tropisme pour la promotion du français."

Vous êtes très inquiet de ce que vous qualifiez d’"invasion" des anglicismes dans la langue française.

"Je suis un linguiste professionnel, ce qui veut dire que je ne suis pas normatif. La manière dont le français est parlé aujourd’hui, que ce soit en France ou dans les autres pays francophones, et les formes orales qui s’introduisent, dont les nombreux emprunts à des formes orales d’argot ou de verlan parlées dans les cités parisiennes, ne me dérangent nullement car, en tant que linguiste dont le propos est de décrire les faits et non pas d’imposer sa norme, je considère que c’est dans la nature d’une langue d’évoluer. Cependant, l’invasion d’anglicismes est une tout autre chose que l’évolution naturelle de la langue française sur son propre socle. Le taux d’emprunts à l’anglais, c’est quelque chose de plus sérieux et de plus grave. Mais ce qui m’inquiète beaucoup, c’est un autre phénomène linguistique pernicieux qui est plus interne qu’externe. Il ne s’agit plus du vecteur de l’axe de l’emprunt à une autre langue, mais de la substitution pure et simple d’une langue par une autre. En France, dans une réunion publique, dans un forum d’entreprise, lors d’une rencontre d’universitaires ou d’intellectuels… il suffit que l’on décèle la présence d’un étranger qui ne comprend pas le français, qui très souvent n’est même pas un locuteur natif de l’anglais, pour demander nettement le passage à l’anglais…"

À une époque où la mondialisation culturelle et linguistique anglo-américaine bat son plein, vous préconisez l’adoption de politiques favorisant la multiplication des langues.

"Ne soyons pas naïfs! La mondialisation est évidemment et tout simplement une autre façon pour les États-Unis d’assurer leur domination économique, politique et même culturelle sur le monde. Le seul danger aujourd’hui, qui apporte un facteur nouveau, c’est que la rapidité et l’efficacité des moyens de communication donnent à l’anglais une emprise et une puissance sans précédent. Cependant, nous ne devons pas désespérer. Il n’y a pas d’exemple qu’une langue dominante ne se soit pas elle-même à son tour différenciée en d’autres langues qui en sont issues. Cela pourrait fort bien arriver à l’anglais, et cela arrive déjà puisque, aujourd’hui, beaucoup d’anglophones parlent une variété non autochtone de l’anglais. Ce sont les formes d’anglais indien, birman, pour prendre l’exemple asiatique, ougandais, nigérien, tanzanien ou kényan, pour prendre l’exemple africain. Ces formes d’anglais finissent par être de plus en plus différentes de l’anglais d’Oxford ou des Grands Lacs de Chicago ou de Detroit… Toutes les langues se différencient naturellement. Mais aujourd’hui, la puissance de l’anglais dépasse de loin tout ce qui a été connu dans le passé. C’est pour cette raison que la promotion de la diversité doit être une lutte de tous les instants."

Dictionnaire amoureux des langues
de Claude Hagège
Éd. Plon / Odile Jacob, 2009, 732 p.