Renaud Philippe : À la défense des témoins
Fidèle collaborateur de Voir Québec, le photographe Renaud Philippe a témoigné, en images, du drame haïtien. Il livre ici un vibrant plaidoyer en faveur de la présence des médias en temps de crise, les images qu’ils transmettent ayant le pouvoir de changer la perception du public, et de le sensibiliser à la misère de celui qui, à l’ère du village global, est un peu son voisin.
Ce n’est qu’une fois chez moi, devant mon ordinateur, que je m’en suis aperçu: sur toutes les images rapportées après 10 jours passés à Port-au-Prince, chaque regard, chaque expression des personnes photographiées sont les mêmes.
L’air hagard des yeux qui en ont trop vu.
Jamais je n’aurais imaginé photographier une catastrophe d’une telle ampleur. Jamais je ne croyais être confronté à un spectacle d’une telle tristesse.
Le plus affligeant? Ce n’est pas la mort, omniprésente, son odeur tenace, ni la désolation des rues déchirées, des édifices encore debout, mais fuis par peur qu’une réplique du séisme ne les achève. Les morts sont morts, les choses inertes, elles aussi. Les images qui me restent après ce séjour à Port-au-Prince, ce sont celles des survivants: choqués, traumatisés, blessés. Celles des familles dévastées. Celles de la peur. Celles de la souffrance et d’un état physique qui, jour après jour, s’aggrave, alors que la faim et la soif s’installent pour rester.
Être à Port-au-Prince avec un appareil photo, c’est devenir un témoin privilégié, avec son lot de responsabilités. Soudainement, on s’oublie, et une seule chose compte: rendre à sa juste mesure le drame, l’ambiance, la peur, la solidarité, l’espoir…
C’est au lendemain du tremblement de terre que j’ai décidé de prendre la route vers Haïti, convaincu que la photographie recèle un pouvoir particulier. Elle humanise, fait réagir autrement que les mots.
Quoi qu’en disent les critiques – parfois justifiées -, les médias jouent un rôle central dans un événement comme celui que le peuple haïtien vit aujourd’hui, et avec lequel il devra composer encore bien des années. Le pire serait de ne rien montrer, de ne pas en parler. Si on accepte la logique du "village global" pour les échanges économiques, cela nous oblige aussi à nous sentir concernés par les enjeux sociaux ailleurs que chez nous. Notre voisin n’est plus seulement celui qui vit à quelques pas.
Et la photographie permet justement à celui qui la regarde de s’identifier, comme être humain, à la victime, malgré la distance physique.
Durant mes deux derniers jours là-bas, j’ai commencé à faire des images (plus) positives. Enfin, l’aide internationale s’est organisée, mobilisée. Les ONG ont pris la route de Port-au-Prince, des sauveteurs sont venus des quatre coins du monde. J’y retournerai dans les prochains mois, dans les prochaines années, pour voir comment les choses vont changer, comment un peuple devient l’artisan des fondations de son pays. De son futur.
D’ici là, je n’ai qu’un seul souhait. Que l’on continue à en parler. Que l’on se sente concernés, comme êtres humains, par la reconstruction d’Haïti. Quel bonheur de voir, une fois rentré à Québec, que l’indifférence n’a pas pris le dessus sur l’humanisme. Mais j’ai peur que d’ici quelques jours, les Jeux olympiques n’effacent le pays et son drame du radar médiatique.
Pourtant, à Port-au-Prince et ailleurs dans le pays, on n’est pas près de retrouver le paysage d’avant.
Il faut y retourner, y rester pour témoigner du drame, mais aussi de ce qui habite les regards. Une vie, une force. Quelque chose que rien ne pourra jamais enlever et qui ressemble à l’espoir.