Normand Baillargeon : Chagrin d’école
La réforme du système d’éducation québécois s’est avérée "un immense gâchis" qui ne favorise que les élèves les plus nantis, affirme Normand Baillargeon dans un livre-pamphlet décapant.
Voir: Selon vous, la réforme de l’éducation au Québec est un échec patent. Pourquoi?
Normand Baillargeon: "La réforme de l’éducation, amorcée il y a dix ans et toujours en cours d’implantation, est un immense gâchis. Polémique et fortement contestée dans les cénacles éducatifs québécois, cette réforme est décriée parce qu’elle n’a pas du tout d’assises dans la recherche scientifique empirique. Elle prône la mise en oeuvre de pratiques pédagogiques n’ayant pas fait leurs preuves. La grande aberration est qu’il n’y a pas eu avant leur implantation une véritable évaluation des idées imposées par cette réforme. Par ailleurs, on n’a pas non plus tenu compte du fait que des réformes semblables ont été tentées, sans succès, dans d’autres pays. Ce fut le cas en Suisse, en France, en Norvège, en Californie et en Belgique. Ces expériences pédagogiques ont aussi montré un recul des élèves et sérieusement mis en doute l’efficacité des méthodes prônées."
Vous dénoncez vigoureusement dans votre livre le "caractère foncièrement idéologique" de cette réforme éducative.
"Comme philosophe de l’éducation – c’est ma formation et ma profession -, dès le début de la mise en oeuvre de cette réforme, j’ai tenté, à plusieurs reprises mais sans succès, de faire entendre ma voix et mes idées à l’intérieur du monde hermétique de l’éducation. Ce fut peine perdue parce que dans le milieu de l’éducation, il était interdit, sous peine de sanctions symboliques assez fortes, d’exprimer des réserves ou de formuler des critiques à l’endroit du système qui se mettait en place. J’ai eu à payer un prix personnel et professionnel élevé pour l’avoir fait. Je trouvais que cette réforme prônait une dangereuse transformation de la nature de la conception libérale de l’éducation, à laquelle j’adhère profondément, c’est-à-dire l’éducation envisagée comme la construction de l’autonomie d’un enfant, en le mettant en contact avec des savoirs qui visent à l’émanciper. J’y vois là une dérive idéologique très pernicieuse. Même si elle se présente sous des dehors extrêmement progressistes et généreux, cette réforme s’éloigne de la transmission du savoir pour s’autoriser à construire l’identité des enfants, à faire d’eux des "bons citoyens"."
D’après vous, cette réforme de l’éducation inculque aux enfants dès leur plus jeune âge "la bosse des affaires" et "une vision ultra-capitaliste" de la vie.
"Très idéologique, cette réforme de l’éducation confère une place importante aux "majestueuses vertus" du capitalisme le plus rapace, celui qui vient de plonger l’humanité dans un chaos abyssal. Ainsi, cette réforme a fait entrer l’entrepreneuriat dans les écoles du Québec. On veut faire des écoliers québécois des admirateurs ébahis du monde des affaires. On encourage ces derniers à jouer aux petits patrons capitalistes! La réforme propose notamment d’initier les enfants, dès l’âge de 6 ans, aux valeurs qui caractérisent les entrepreneurs – la créativité, la confiance en soi, la ténacité et l’audace -, en leur faisant réaliser des "projets" qui les aideront à préparer leur "avenir professionnel". C’est scandaleux!"
Selon vous, cette réforme éducative pénalise les élèves issus des milieux défavorisés.
"Moi, je suis un homme de gauche, un anarchiste! La position que je défends est aussi politique. Je suis outré de voir que sous les oripeaux de grand progressisme politique et de générosité humaniste, cette réforme favorise les enfants des milieux les plus nantis au détriment des enfants issus des classes sociales pauvres. Ceux-ci, en effet, n’ont pas en arrivant à l’école le bagage culturel auquel la pédagogie de projets prônée par la réforme, fondée sur la découverte plutôt que sur la transmission et l’instruction directe, fait appel et que possèdent, dans une certaine mesure, les enfants des classes les plus favorisées. C’est un net recul de la vision progressiste du rôle de l’éducation, qui attend de celle-ci qu’elle soit un outil de préparation à l’exercice critique de la citoyenneté et un instrument de réduction des inégalités sociales."
Comment pallier les lacunes de cette réforme de l’éducation?
"Ce qui manque actuellement, c’est une analyse rigoureuse scientifique des effets qu’a eus la réforme dans le milieu scolaire québécois. Des chercheurs de l’Université Laval ont commencé à analyser cette question. Beaucoup d’indices donnent à penser que cette réforme a accentué le déclin culturel et le déclin du savoir maîtrisé des élèves issus de cette réforme, actuellement en 5e secondaire.
Il y a très peu de gens qui ont appuyé cette réforme qui ont intérêt à avouer que celle-ci a été un grand échec. On parle aujourd’hui de réformer la réforme, de ramener les connaissances dans le milieu scolaire, de concevoir un nouveau bulletin scolaire plus cohérent, de repenser les programmes pédagogiques… Ça signifie tout simplement que cette réforme a été une catastrophe. Mais ça, on ne le dira jamais d’une manière aussi crue."
Contre la réforme. La dérive idéologique du système d’éducation québécois
de Normand Baillargeon
Presses de l’Université de Montréal, coll. "Champ libre", 2010, 170 p.