Rebiya Kadeer : Pasionaria
Société

Rebiya Kadeer : Pasionaria

Militante pour les droits du peuple ouïgour, exilée aux États-Unis, deux fois finaliste pour le prix Nobel de la paix, Rebiya Kadeer vient à Montréal le 13 mars dans le cadre du Festival de films sur les droits de la personne. Elle présente le documentaire de Jeff Daniels The 10 Conditions of Love, portrait de celle qu’on nomme le pire cauchemar du gouvernement chinois.

Voir: Pour quelle raison le sort du peuple ouïgour est-il resté ignoré durant plus de 50 ans?

Rebiya Kadeer: "La communauté internationale a réellement commencé à s’intéresser de plus près à notre sort après le massacre du 5 juillet 2009 à Urumchi (émeutes qui ont fait plus de 200 victimes, 800 selon le Congrès mondial des Ouïgours). La raison principale pour laquelle la situation du peuple ouïgour n’a pas été connue pendant si longtemps est la stratégie de la Chine, qui s’est assurée que personne ne soit au courant. D’abord, ils ont changé le nom de notre pays, le Turkestan oriental, pour le Xinjiang, ce qui veut dire "Nouveau territoire" en chinois. Puis, ils ont doucement imposé l’idée que le peuple chinois vivait au Xinjiang depuis des centaines d’années. Par ailleurs, le gouvernement chinois a fermé les frontières après que son Armée rouge eut pris le contrôle de ce vaste territoire riche en ressources, en octobre 1949. Depuis, il a systématiquement éliminé tous les leaders ouïgours: arrestations, torture, exécutions et assassinats, avec pour résultat qu’aucun d’entre eux n’a été capable de passer à l’Ouest pour raconter l’histoire tragique de son peuple."

Que représente le mouvement de protestation au sein de la population ouïgoure depuis les événements de juillet 2009?

"La population ouïgoure a maintenant une foi plus forte que jamais en la lutte pacifique pour ses droits, la démocratie et la liberté après les événements de juillet 2009. Pourtant, sa situation politique s’est dégradée quand la Chine a déployé plus de 130 000 soldats dans ses provinces, en plus des centaines de milliers d’agents des forces de sécurité déjà présents au Turkestan oriental. La Chine a transformé cette région en véritable zone de guerre, laissant bien des Ouïgours avec le sentiment de vivre dans un camp de concentration."

La politique étrangère américaine a eu un impact fort sur l’avancée de votre cause, en bien ou en mal. On l’a vu avec les attentats du 11 septembre 2001 qui ont eu pour effet de marginaliser votre combat en l’amalgamant aux actions terroristes de l’islamisme radical. L’arrivée de Barack Obama change-t-elle la donne?

"Le gouvernement chinois s’est joint à la guerre globale déclarée contre la "terreur" après les attaques du 11 septembre contre les États-Unis, et a profité de l’occasion pour démoniser la résistance pacifique des Ouïgours en lui accolant l’épithète de lutte terroriste. Ça lui a permis de justifier la répression violente dans le Turkestan oriental. Mais la lutte de mon peuple n’est pas religieuse. La liberté, la démocratie et les droits humains sont des valeurs universelles. La communauté internationale, quant à elle, n’est pas dupe de la stratégie de manipulation de la Chine parce que les arguments de cette dernière sont sans fondement. Je crois fermement que l’élection de Barack Obama va graduellement améliorer la situation des Ouïgours, des Tibétains et de tous les peuples opprimés en Chine."

Que représente actuellement la région du Xinjiang pour la Chine?

"Le Turkestan oriental est riche en pétrole, en gaz, en or et en uranium. C’est aussi une porte d’entrée sur l’Asie centrale, l’Asie du Sud et le Moyen-Orient. C’est donc stratégiquement important pour la Chine. Sans ces ressources abondantes, la Chine n’aurait pas connu le même développement économique. Par conséquent, ironiquement, sans cette région, le Parti ne pourrait pas se prévaloir d’avoir relevé l’économie chinoise."

Deux de vos fils ont été emprisonnés par le gouvernement chinois en représailles à votre fuite aux États-Unis. Votre fille n’approuve pas vos actions. Votre sacrifice, celui de votre famille, est presque christique. Cette cause, c’est votre croix?

"La situation de mes fils s’est détériorée après le 5 juillet 2009. Le gouvernement chinois s’est honteusement servi de l’un d’entre eux sur la chaîne de télévision nationale pour me dénoncer. C’est une autre démonstration de ce dont est capable la Chine contre mon peuple: totalitarisme, barbarie et absence de barrières morales. Comme beaucoup de patriotes qui aiment leur pays et leur peuple, j’ai fait beaucoup de sacrifices. Je vais continuer à faire des sacrifices jusqu’à ce que mon peuple soit libre. Je suis sa voix, je porte donc sa souffrance. Je n’abandonnerai jamais."

Votre parcours personnel est extraordinaire, y compris à titre de femme d’affaires. Que représentent ces nominations pour le prix Nobel de la paix?

"Je crois que les femmes sont fortes, qu’elles peuvent changer et faire l’Histoire au même titre que les hommes. Je suis, bien sûr, honorée d’avoir été sélectionnée. Si je devais recevoir ce prix, je dirais qu’il appartient à mon peuple, pas à moi."

Projection suivie d’une rencontre avec Rebiya Kadeer
Le 13 mars, 14 h
À la salle Marie-Gérin-Lajoie de l’UQÀM (320, rue Sainte-Catherine Est)
Info: 514 842-7127 / www.ffdpm.com

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Portrait de femme

Elle n’en a pas l’air, comme ça. Pas l’air d’une des plus grandes combattantes politiques que la fin du 20e siècle ait portées. Menue, les traits marqués par les années, la prison, les souffrances, Rebiya Kadeer apparaît d’abord, dans le documentaire de Jeff Daniels The 10 Conditions of Love, anonyme et fragile, une parmi tant d’autres dans les rues de New York. Mais dans la scène suivante, dans les bureaux de l’organisation qu’elle dirige (la fondation internationale pour les droits du peuple ouïgour et la démocratie), elle se mue en véritable pasionaria. Devant la caméra, le regard se fait dur; elle raconte, avec emportement et passion, ce que fut sa vie: tout entière dévouée à la cause de son peuple, dont la région, le Turkestan oriental, a été annexée par la Chine communiste en 1949, début d’un long et lent processus d’assimilation et de violences. Comptant parmi les sept plus importantes fortunes chinoises, Rebiya Kadeer a bâti un petit empire à partir de rien, s’est imposée dans les hautes sphères du pouvoir chinois qui a tenté de récupérer sa voix, avant qu’elle ne devienne son pire cauchemar. Emprisonnée, exilée aux États-Unis, elle consacre sa vie à la cause de son peuple, sacrifiant jusqu’à sa famille. Portrait en clair-obscur, The 10 Conditions of Love est une véritable leçon de courage et d’intégrité.