Yasmina Khadra : Le règne animal
Dans son roman L’Olympe des Infortunes, le grand écrivain algérien Yasmina Khadra parcourt le monde méconnu des clochards et dénonce avec véhémence la décadence de notre civilisation. Un voyage philosophique dans l’univers des paumés.
Voir: Le thème social que vous abordez dans ce roman a dû grandement surprendre vos lecteurs, que vous avez habitués à des sujets politiques d’une brûlante actualité.
Yasmina Khadra: "Oui, ce roman en a désarçonné plusieurs. Or, l’univers des clochards et des marginaux m’a toujours interpellé fortement. Quand j’avais 20 ans, alors que j’étais élève officier dans l’armée algérienne, il m’arrivait d’aller de l’autre côté du port pour voir une bande de clochards. J’étais fasciné par leur façon de vivre, leur renoncement au matérialisme débridé de la ville, qu’ils affichaient avec beaucoup d’arrogance, et leur philosophie de la vie. J’ai toujours essayé de comprendre leur univers sordide. Mais je dois vous avouer que je suis resté à la périphérie de ce monde incompréhensible et difficile à pénétrer. Or, quand je ne comprends pas un univers complexe, l’écriture m’aide à trouver des réponses."
L’Olympe des Infortunes est un réquisitoire cinglant contre la décadence de notre civilisation.
"Absolument. Le monde des clochards et des S.D.F. ("sans domicile fixe"), c’est un phénomène planétaire. Nous vivons aujourd’hui dans une civilisation ultra-mondialisée qui ne produit que désolation et injustices. Avec la modernité, on pensait que l’humanité allait accéder à une certaine maturité. Or, on constate avec amertume que la modernité que nous sommes en train de vivre tous azimuts est une espèce de camisole de force, qui nous empêche de voir les autres, notamment les êtres les plus démunis et les plus marginaux de nos sociétés.
Tous les jours, je me demande ce que nous sommes en train de devenir avec cette technologie implacable de l’Internet et du numérique, qui nous dépeuple, nous individualise et nous installe progressivement dans l’animalité. Moi, j’ai une définition assez simple de l’animalité, c’est celle de Jean-Jacques Rousseau: "L’animal est une créature dont la douleur se limite à sa propre souffrance." C’est ce que nous voyons aujourd’hui, impavides, surtout dans les grandes villes: un manque d’empathie et d’intérêt pour les S.D.F. et les marginaux et une profonde répulsion à leur égard."
Dans votre roman, les clochards, qui vivent en dehors de la société, se croient finalement libres alors qu’en réalité, ils sont les otages de leur propre décomposition sociale.
"Tout à fait. On ne peut jamais vivre en dehors de la société. Même si on s’isole, il suffit de rassembler cinq ou six S.D.F. pour rétablir un peu les mécanismes de la société, avec sa hiérarchie, ses abus, ses mensonges… Parmi ces clochards, on retrouve Négus, le dictateur impitoyable, le Pacha, un chef de bande obtus qui fait la loi… Il n’y a pas de bonheur dans cet univers de paumés. Il y a seulement une indifférence illusoire et un renoncement terrible qui fait croire à ces clochards qu’ils sont des êtres libres, alors qu’ils ne sont que les otages de leurs propres infortunes, de leur déchéance. Ces marginaux essayent par tous les moyens de se donner une contenance qu’ils n’ont pas."
L’esprit de solidarité, est-ce ce qui permet à ces clochards de ne pas sombrer dans le désespoir le plus abyssal?
"Il y a dans ce terrain vague où vivotent ces paumés une forme de solidarité, même si elle est dérisoire parce qu’elle repose sur l’inaptitude de l’homme à vivre dans l’extrême solitude. Aujourd’hui, cet esprit de solidarité fait cruellement défaut dans les villes. Même s’ils n’aiment pas leurs compagnons, ces marginaux déroutés ont besoin de leur trouver une certaine nécessité et utilité. Par contre, dans les villes, la notion de solidarité n’est plus qu’une chimère. Les gens ne se parlent plus, ils s’isolent. Il y a un exil intérieur qui fait que d’un seul coup, les gens se méfient de tout, ils n’éprouvent pas le besoin de partager un secret ou une confidence avec un proche ou un voisin. Dans notre monde moderne, l’animalité et l’individualisme ont désormais pignon sur rue."
D’après vous, "l’homme est devenu l’ennemi de lui-même". Vous n’êtes pas très optimiste en ce qui a trait à l’avenir de l’espèce humaine.
"L’homme est en train de démissionner face à la misère hideuse qui sévit dans notre monde. Les personnes et les institutions censées être à l’affût de ce genre de dérives et de ces phénomènes de société délétères que sont la misère sociale et son principal corollaire, la clochardisation, sont dépassées par les événements. Aujourd’hui, il y a tellement d’urgences et de priorités que souvent l’homme passe à la trappe. Avec la mondialisation effrénée et les réactions en chaîne qu’elle provoque, quand ça va mal dans un pays, c’est toute la planète qui en pâtit et dégringole. On l’a vu avec la crise financière qui a ébranlé l’année dernière le système bancaire américain. Or, dans ce genre de tsunami économique et politique, l’être humain n’est plus perceptible. Il est impératif de se mobiliser avec entrain pour lutter contre la marginalisation des êtres les plus vulnérables, et surtout pour redonner aux rêves et à l’espoir leur légitimité."
L’Olympe des Infortunes
de Yasmina Khadra
Éd. Julliard, 2010, 232 p.