Amnon Jacob Suissa : Roulette russe
Société

Amnon Jacob Suissa : Roulette russe

Le nouveau site Web de jeux de hasard géré par Loto-Québec va accroître considérablement le nombre de joueurs compulsifs, avertit un spécialiste chevronné du phénomène des dépendances pathologiques, Amnon Jacob Suissa, qui vient de consacrer un essai très fouillé à cette problématique sociale épineuse.

Voir: La récente décision de Loto-Québec d’exploiter un site Web où les internautes pourront jouer au poker et faire des paris sportifs 24 heures sur 24 vous inquiète-t-elle?

Amnon Suissa: "Oui. Cette décision irréversible inquiète grandement les intervenants dans le milieu de la santé publique qui s’intéressent au problème du jeu pathologique. Dans ce dossier névralgique, le gouvernement québécois assume une double fonction, qui le met dans une situation paradoxale: d’une part, il est censé protéger les citoyens et d’autre part, il fait la promotion des jeux en ligne, dont les conséquences aux plans social et de la santé sont très délétères. Il est indéniable que la décision de Loto-Québec de gérer les jeux de hasard en ligne aura des incidences très néfastes sur le développement de comportements à hauts risques, particulièrement chez les jeunes."

Donc, les jeunes sont une des clientèles potentielles courtisées par Loto-Québec?

"Absolument. Force est de rappeler que les jeunes constituent une population chez qui l’incidence des problèmes de jeu est deux à trois fois plus élevée que chez les adultes. Nés dans une société où la technologie virtuelle – Internet, jeux vidéo, iPhone… – est omniprésente, tout ce qui est "cyber" fait partie de leur environnement naturel, les jeunes sont très attirés par les jeux de hasard sur le Web. Des études scientifiques rigoureuses ont démontré que des millions de jeunes dans le monde sont devenus via le Web des joueurs compulsifs. Les liens virtuels que les jeunes développent par le truchement d’Internet deviennent alors un substitut des liens sociaux réels, que ces derniers n’ont plus le temps de tisser."

Pour Loto-Québec, en contrôlant les jeux en ligne, on "protégera mieux les joueurs québécois et on encadrera la consommation de ce type de jeux de façon responsable".

"Les mesures de "jeu responsable" annoncées par Loto-Québec, qui d’après les dirigeants de cette société d’État devraient permettre de "canaliser l’offre de jeu", ne sont que de la poudre aux yeux! Pour éviter que des mineurs ne deviennent des accros des jeux en ligne, Loto-Québec a annoncé qu’elle recourra aux services d’une firme privée spécialisée pour vérifier l’identité des joueurs et leur âge. Il reste à savoir si des mineurs obnubilés par ce nouveau casino en ligne ne trouveront pas des stratagèmes pour contourner le règlement."

D’après Loto-Québec, sa stratégie est très rationnelle: attirer les joueurs en ligne québécois vers "un site sûr et fiable".

"Le gouvernement québécois nous a tenu le même discours il y a 17 ans, quand il s’escrimait à "légitimer" l’ouverture d’un casino à Montréal, en arguant que si Loto-Québec ne gérait pas les jeux de hasard et d’argent d’une manière "responsable", ceux-ci seraient contrôlés par des groupes criminels et mafieux. Dix-sept ans plus tard, le résultat est plutôt piteux: 200 suicides et quelque 2 % de la population québécoise sont devenus des joueurs compulsifs."

Selon vous, le jeu en ligne est l’un des plus dangereux sur le plan pathologique.

"Oui. Les dirigeants de Loto-Québec ont ignoré complètement une étude scientifique récente menée en Suède, après que la Loterie nationale a fait son entrée sur le Web, qui a démontré très clairement que 52 % de la clientèle ne s’était jamais adonnée au jeu en ligne auparavant. Des études de santé publique ont aussi démontré qu’une personne sur cinq qui jouent sur le Web développe des problèmes de jeu pathologique."

Dans votre livre, vous critiquez durement l’idéologie des AA et d’autres regroupements anonymes. Pourquoi?

"Je rappelle et démontre dans mon livre, moult études scientifiques à l’appui, que la dépendance, ce n’est pas inscrit dans les gènes d’une personne. Or, l’idéologie des AA et d’autres regroupements anonymes considère la dépendance comme une maladie. Il faut cesser de traiter des problèmes foncièrement sociaux comme des problèmes médicaux, voire pathologiques. La médicalisation de certains groupes sociaux ayant développé des habitudes compulsives, tels que les alcooliques, les joueurs invétérés, les narcomanes, les acheteurs compulsifs, elle n’est pas la panacée miracle. Il faut être très prudent, car la majorité des personnes qui développent des dépendances le font parce qu’elles n’ont pas été exposées dans leur vie à des sources de satisfaction multiples. Elles développent alors une monomanie."

Le Monde des AA. Alcooliques, gamblers, narcomanes
d’Amnon Jacob Suissa
Éd. Presses de l’Université du Québec, coll. "Problèmes sociaux-interventions sociales", 2010, 115 p.

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Le Monde des AA. Alcooliques, gamblers, narcomanes

Basé sur des travaux scientifiques et cliniques, l’essai d’Amnon Jacob Suissa est un réquisitoire cinglant contre l’idéologie des AA et des nouveaux regroupements anonymes – les Déficients attentionnels anonymes (DAA); les Artistes en guérison (ARTS); l’Internaute anonyme (IA); le Vulgaire anonyme (VA)… Ces regroupements considèrent la dépendance comme une fatalité et une maladie. Amnon Jacob Suissa rappelle que les comportements sociaux de dépendance encadrés et étiquetés comme des maladies par les AA et d’autres regroupements anonymes sont en train de forger une conception biaisée de l’être humain, dans la mesure où ils sous-estiment les potentiels du changement personnel et social et insistent sur l’adaptation au déterminisme de la maladie.