Guy Rocher : La somme des parties
Le Québec a impérativement besoin d’une "culture commune rassembleuse", soutient le grand sociologue Guy Rocher dans un essai de réflexion sur l’avenir du Québec.
Voir: En ce début de 21e siècle, quel regard portez-vous sur la culture québécoise?
Guy Rocher: "La culture québécoise se caractérise par une certaine manière de vivre ensemble, un certain mode de rapports aux autres qui découle des rapports à soi. C’est cette manière d’être ensemble, de vivre ensemble, qui fait qu’il y a "une" culture québécoise, un fond commun, par-delà la diversité par ailleurs réelle des cultures particulières. À cet égard, aujourd’hui, il y a assurément deux grandes cultures québécoises: celle de la communauté montréalaise, qui s’étend au nord et au sud de l’île, et celle du reste du Québec. Le pluralisme religieux, linguistique et ethnique de la région montréalaise fait que la culture québécoise y est engagée dans une évolution que ne connaissent pas de la même manière les autres régions du Québec.
Aujourd’hui, le principal défi de la culture québécoise, c’est de continuer à développer une identité québécoise tout en intégrant la diversité culturelle qui enrichit notre société. Beaucoup de jeunes comprennent que le Québec a besoin d’une culture commune car on ne peut pas bâtir un pays sans une culture commune."
Les jeunes Québécois sont "politisés", mais d’une manière "non conventionnelle", constatez-vous.
"Désormais, beaucoup de jeunes Québécois vivent une "politisation" assez particulière; ils croient à l’efficacité d’une action politique à travers des organismes non étatiques. Ils ont beaucoup plus confiance dans l’action d’organisations non gouvernementales que dans l’action politique comme telle, à l’intérieur de partis. C’est leur manière d’être politisés. Je côtoie beaucoup de jeunes à l’université. Dans leurs travaux académiques, je sens qu’il y a chez eux une sorte de politisation, en même temps qu’un engagement social très solide. Ils font très peu confiance aux politiciens. À une époque où le monde politique est frappé d’un grand discrédit, l’espoir émane de plus en plus de la société civile, où beaucoup de jeunes s’impliquent avec conviction et entrain. Je comprends parfaitement ce type d’engagement. En ce moment, moi non plus je ne compte pas sur l’État québécois pour assurer la laïcité dans les institutions publiques, diminuer les inégalités socioéconomiques, instaurer un système fiscal plus équitable…"
Selon vous, l’une des caractéristiques du peuple québécois, c’est l’"inquiétude lancinante" qui continue de le tarauder…
"Il est indéniable qu’il y a aujourd’hui une inquiétude québécoise. C’est l’inquiétude d’une majorité qui ne se sent pas suffisamment acceptée comme une majorité, surtout par ses plus proches voisins. Force est de rappeler que le Canada anglais a beaucoup de difficulté à accepter la majorité francophone québécoise. Pour la majorité des Canadiens anglais, cette réalité sociale irrécusable est presque une hérésie. Il y a un bon nombre d’immigrants établis au Québec pour qui l’appartenance au Canada est prioritaire. Je le comprends. Ces derniers sont venus pour vivre au Canada. C’est ce qui explique cette difficulté propre au Québec d’établir une relation dynamique entre une majorité et ses minorités. C’est le problème qui a surgi lors des forums de la Commission Bouchard-Taylor sur la pratique des accommodements raisonnables. Il ne faut pas minimiser cette inquiétude québécoise car elle est bien réelle. Les Québécois n’ont pas l’assurance identitaire que les Français, les Britanniques ou les Italiens ont chez eux. En Amérique du Nord, le Québec demeure une société isolée."
Malgré les échecs qu’a connus le mouvement souverainiste québécois depuis 1980, vous êtes toujours un indépendantiste invétéré. Pourquoi?
"Il est vrai qu’en ce moment, l’indépendance du Québec n’a pas le vent dans les voiles. Ce projet politique n’est pas actuellement la priorité d’une majorité de Québécois. Leurs priorités sont les problèmes économiques, l’environnement… Mais, je fais partie de ceux qui continuent à tenir le drapeau de l’indépendance du Québec parce que je constate que les perspectives d’avenir du Québec au sein du Canada sont plutôt sombres: être une province de plus en plus petite à l’intérieur d’un Canada de plus en plus grand. Démographiquement et politiquement, le Québec perd lentement son pouvoir au sein de la Confédération canadienne. Cette tendance est irréversible."
Guy Rocher. Entretiens avec François Rocher
Éd. du Boréal, 2010, 241 p.
Guy Rocher. Entretiens avec François Rocher
Figure marquante de l’intelligentsia québécoise et fin observateur de l’évolution de la société québécoise contemporaine, Guy Rocher égrène dans un livre d’entretiens stimulant et très éclairant, coécrit avec son neveu, le politologue François Rocher, ses réflexions et analyses sur une kyrielle de questions politiques, historiques et socioéconomiques toujours d’une brûlante actualité: le débat sur l’identité nationale, l’avenir de la culture et de la langue françaises au Québec, les tourments de la jeunesse québécoise, les défis de la laïcité québécoise, les dérives du système d’enseignement québécois, le libéralisme "pernicieux" de l’État québécois, l’avenir du projet indépendantiste… Une radioscopie approfondie et sans complaisance du Québec d’aujourd’hui.