Artiom Koulakov : Crissement québécophile
Société

Artiom Koulakov : Crissement québécophile

Alors qu’est reprise la pièce Sauce brune de Simon Boudreault, presque entièrement écrite en sacres, le linguiste russe Artiom Koulakov est de passage à Montréal pour témoigner de ses recherches sur les jurons québécois.

Artiom Koulakov, jeune chercheur de l’université de Saratov, au sud-est de Moscou, n’a mis les pieds qu’une seule fois en territoire québécois. Pourtant, âgé d’à peine 25 ans, il est déjà l’un des spécialistes russes du français canadien les plus connus dans son pays et à l’étranger. C’est que la langue française lui coule littéralement dans les veines: il la parle couramment et se passionne pour ses sonorités depuis le plus jeune âge. "En Union soviétique, 15 % des étudiants devaient apprendre le français. J’étais de ceux-là. Je me suis donné la mission de réintéresser les Russes à la langue française, qui perd beaucoup de terrain depuis que tout le monde s’est mis à ne vouloir parler qu’anglais."

De Saratov, une ville fort éloignée de Moscou, c’est par les livres et les films français que le jeune chercheur cultive sa passion. Jusqu’à ce qu’il rencontre son directeur de recherche actuel, le linguiste Vassili Klokov, spécialiste des différentes déclinaisons du français dans le monde, mais surtout du français canadien. "Le français québécois, dit-il, est différent du français parlé ailleurs, mais pas sur tous les aspects. C’est précisément l’une des questions qui m’intéressent: quelles sont les limites de cette langue, de quelle manière se transforme-t-elle?"

Langue vivante

Convaincu que "les jurons et les injures déterminent la mentalité d’un peuple et le distinguent des autres peuples parlant la même langue", il s’est passionné pour nos sacres et est aujourd’hui capable d’en dresser un inventaire des plus complets, même s’ils se multiplient en d’infinies variantes qu’il serait impossible de figer dans un répertoire stable. "Je ne m’intéressais pas d’abord aux sacres mais plutôt à l’insulte. En lisant des textes québécois, notamment Les Belles-Soeurs, j’ai compris que ce ne sont pas tellement les insultes qui comptent dans la langue québécoise, mais plutôt les sacres. Et puis, je me suis passionné pour la question des néologismes provenant des sacres. Quand criss devient crissement, et que tabarnak se transforme en tabarnouche, tabarnane, tabouère, c’est là mon champ d’étude privilégié."

Ainsi, les Québécois utilisent de nombreux mécanismes pour transformer leurs sacres et se les réapproprier, comme la troncation (couper la dernière syllabe du juron), la télescopie (créer un nouveau sacre à partir de deux sacres différents, comme taboire), la permutation (quand les syllabes changent de place dans le mot). "Plusieurs de ces transformations s’expliquent pour des raisons de politesse: le sacreur se sent obligé de former une sorte d’euphémisme; c’est une escroquerie pour tromper les exigences de la politesse."

Mais ce qui distingue en partie le français québécois des autres langues, c’est que plusieurs de nos jurons font partie de la norme et qu’on les prononce et les écrit bien plus naturellement qu’ailleurs. "D’habitude, les jurons sont considérés comme quelque chose de très vulgaire et si vous ouvrez le dictionnaire russe, vous n’en verrez aucun. Au Québec, il y a une partie des jurons qui sont entrés dans le système de la langue et qu’on retrouve dans les dictionnaires québécois."

Le secret est dans la sauce

La pièce de Simon Boudreault, qui met en scène quatre cantinières s’exprimant presque uniquement en sacres, fournit un exemple très représentatif des variations du juron québécois. Même si le texte ne comprend que les sacres les plus courants (criss, estie, ciboire, calice, tabarnak, cibole), ceux-ci sont allègrement transformés en verbes, en adverbes et en adjectifs. "C’est un phénomène assez universel, explique Koulakov, même si la formation de verbes à partir des sacres est plus proprement québécoise. Ce qui est aussi fort intéressant dans Sauce brune, c’est la multiplication des jurons dans une même phrase. Quand Armande parle de "l’estie de criss d’estie de comité de parents", elle reproduit un mécanisme très québécois. En Russie ça n’aurait aucun sens d’aligner ainsi des jurons complètement vidés de leur sens, qui ne servent qu’à remplir les trous entre les mots. Ça témoigne de l’incapacité qu’ont ces personnages-là de parler leur propre langue mais, paradoxalement, elles arrivent à dire beaucoup de choses. C’est aussi fascinant de voir que dans plusieurs répliques de Sauce brune, le sacre occupe la place centrale, créant des phrases indéchiffrables pour qui ne connaît pas la situation en jeu. Je n’avais jamais rien vu de tel."

Sauce brune
Jusqu’au 11 septembre
À Espace Libre
Voir calendrier Théâtre

Conférences et tables rondes sur les sacres et l’identité nationale des Québécois avec, entre autres, Artiom Koulakov
Les 28 et 31 août et les 2 et 3 septembre
À Espace Libre
Détails au www.espacelibre.qc.ca