Philippe Claudel : Fable de travail
L’écrivain et cinéaste français Philippe Claudel publie L’Enquête, une fable fantastique et angoissante dans laquelle il se penche sur les aspects les plus sombres de notre société.
On dira que c’est un livre sur le suicide, sur l’entreprise, et sur les suicides en entreprise. On aura raison. Mais avant tout – et comme souvent avec Claudel -, c’est un livre sur l’homme. L’homme quand il est pris en défaut, broyé, nié. L’homme quand il cesse d’être un homme. "Ce livre est une sorte de mythe moderne, c’est le parcours labyrinthique d’un homme désorienté qui cherche un sens à sa vie", dit Philippe Claudel. Cet homme, c’est l’Enquêteur, envoyé dans une ville énigmatique pour enquêter sur une vague de suicides dans l’Entreprise, mais qui va imperceptiblement glisser – et nous avec! – dans un univers insensé et foutraque.
On dira que c’est un roman de l’absurde aussi, et l’on aura encore raison. Mais l’auteur tient à nuancer: "C’est un récit métaphorique, fantastique et exagéré, certes. Mais même les situations les plus cocasses sont toujours réalistes; c’est leur accumulation qui les rend absurdes." Fantastique donc, mais pas fantaisiste, car "le travail du romancier, dit-il, est de proposer une vision du monde, fût-elle subjective. Pour parler en langage photographique, il tente de montrer le réel avec sa propre mise au point."
"Électrochoc"
La mise au point de Claudel est parfois déformante, et presque toujours grossissante, pour mieux nous donner à voir toute la démesure d’un monde, le nôtre. Un monde où chacun n’existe que par la fonction qu’il occupe – le Policier, le Veilleur, le Guide -, un monde aux allures de mauvaise farce, où les Touristes repus côtoient les Déplacés faméliques, un monde régi par des forces insaisissables et mystérieuses, où toute tentative de révolte revient à "donner des coups de poing dans le brouillard". Un monde qui tend irrémédiablement à nous déshumaniser. Un monde gouverné par des puissances aussi tentaculaires qu’invisibles et qui font de nous tous "de parfaits candidats au suicide".
Ce monde – que l’on voudrait croire irréel, mais qui n’est autre que le reflet cauchemardesque de nos sociétés -, Claudel nous le raconte dans une langue pour ainsi dire nue, sans fioritures ni ornements. Exactement comme s’il se refusait à embellir le réel, ayant même plutôt tendance à l’assombrir encore. "Au fond, résume-t-il, ce livre débouche sur une seule certitude: nous ne sommes personne et tout cela ne rime à rien."
Et lorsqu’on lui reproche de noircir un peu trop le tableau, il répond que l’écrivain a parfois le devoir d’inquiéter les lecteurs, de les réveiller. "Face à la complexité du monde, je n’ai rien d’autre à offrir que mon art. Alors tant mieux si mes questionnements peuvent agir comme des électrochocs", conclut-il en rappelant l’exergue de son roman: "Pour les prochains, afin qu’ils ne soient pas les suivants."
L’Enquête
de Philippe Claudel
Éd. Stock, 2010, 278 p.
Pourquoi le suicide? Qu’est-ce qui peut pousser les êtres à "refuser le jeu de l’Humanité, (…) à rendre leur tablier, leur insigne, leur uniforme d’homme"?
C’est la question que pose Philippe Claudel dans L’Enquête. Pour y répondre, il nous embarque dans un récit oscillant entre fable, conte philosophique et roman d’anticipation, le tout porté par un style d’une étonnante neutralité.
Sur le fond, Philippe Claudel renoue ici avec quelques-uns de ses thèmes de prédilection (solitude, enfermement, négation de l’humanité). Sur la forme, il emprunte une voie qu’on ne lui connaissait pas et qui, si elle devrait ravir les lecteurs, risque tout de même d’en laisser certains sur le bord de la route.