Menka Nagrani et Catherine Tardif : Beautés hors-norme
La série Corps Atypik de Tangente se déploie au Gesù, au Studio 303 et à l’Usine C avec 13 oeuvres, une table ronde et deux ateliers. Entrevue avec deux des créateurs participants: Menka Nagrani et Catherine Tardif.
La danse contemporaine a beau s’efforcer de casser les stéréotypes du corps idéal, le diktat de la norme enserre encore fermement les esprits. Récemment, une critique s’interrogeait sur la valeur de la performance de la danseuse quadraplégique France Geoffroy, figure-clé de la danse intégrée au Québec et porte-parole de l’événement Corps Atypik. Et ce n’est pas elle que plusieurs grands médias ont invitée pour parler de la place faite à la différence dans les arts de la scène. Ni la chorégraphe-metteure en scène Menka Nagrani qui, depuis 2004, crée avec des trisomiques. On trouve sans doute plus confortable et peut-être aussi plus accrocheur de donner la parole à Émilie Poirier et Pascal Desparois, les deux jeunes chorégraphes qui cosignent Les Gros.
"Quand on veut provoquer en danse, on a souvent recours aux mêmes formules: nudité, musique trash, gestuelle surhumaine…, remarque Nagrani. Pour moi, intégrer des personnes avec une déficience intellectuelle dans un spectacle de danse-théâtre, c’est une autre façon de provoquer. C’est une prise de risque énorme et ça questionne le spectateur."
Dans Pharmakon, oeuvre dont le dramaturge Alexis Martin a rédigé les textes, elle s’attaque à la surconsommation de médicaments et au désir de tout aplanir et rendre conforme par la prise de pilules. "Dans ma démarche, le handicap sert le propos artistique, précise-t-elle. Les trisomiques n’ont pas la capacité intellectuelle de poser un jugement sur une prescription médicale ni de se positionner face à une industrie pharmaceutique ultrapuissante. En voir en sarrau faire des prescriptions, ça alimente le questionnement sur la normalité."
Pour éviter l’écueil du freak show, Nagrani taille des rôles sur mesure aux acteurs trisomiques, soulignant la spontanéité, l’entièreté et l’authenticité de ces artistes pas comme les autres. Invitée quant à elle à chorégraphier le trio De la tête au ciel avec deux naines (désignées dans les communiqués comme "des personnes de petite taille"), Catherine Tardif a abordé ces non-danseuses comme n’importe quelles collaboratrices.
"Je ne m’attarde pas souvent au corps, affirme-t-elle, je cherche des alliés, des individus que je vais découvrir. On a parfois essayé de travailler sur l’aspect loufoque ou foire de la différence de taille, mais ça devenait vite vide. Et ce qui m’a le plus marquée chez ces filles, c’est leur façon d’aborder la scène: elles ont une force et un aplomb incroyables. Au fond, je crois que tous les corps portent leur différence, et ce qui me dérange le plus en danse, c’est qu’on baigne tellement dans un univers poétique et fantasmagorique qu’on en arrive à oublier qu’on travaille avec des corps humains et sexués."
Cherchant à faire éclater en tous sens les frontières de la danse, Corps Atypik montre aussi des parkinsoniens filmés par Marites Carino, des solos avec un quinquagénaire, une bossue, une aphasique, tandis qu’interprètes en chaise roulante et danseurs valides partagent la scène. Une occasion extraordinaire d’élargir nos horizons.