Émilie Dubreuil et Alain Farah : L’amour au temps du célibat
Les trentenaires d’aujourd’hui sont-ils condamnés à vivre des amours malheureuses un peu, beaucoup ou pas du tout? Amorce de réflexion avec Émilie Dubreuil et Alain Farah.
Dans le recueil de nouvelles Amour et libertinage, qui fait grand bruit depuis sa sortie, 15 auteurs trentenaires jettent un regard désillusionné sur la complexe vie amoureuse de leur génération. Émilie Dubreuil et Alain Farah font partie des auteurs qui ont mis leur imaginaire au service de cet état des lieux. Je leur ai demandé s’ils voyaient des recoupements entre les fictions du recueil et la réalité.
Ce qui saute aux yeux, c’est le sentiment de solitude qui habite la plupart des personnages, qu’ils soient en couple ou célibataires. "Depuis que les femmes se sont affranchies de leur dépendance économique et que le tabou qui voulait qu’on protège les enfants en refusant de se séparer est tombé, les couples se séparent plus facilement. On fait moins de compromis. On existe à côté de quelqu’un", explique Émilie Dubreuil. La solitude ne doit pas être vécue pour autant comme un échec. C’est un sentiment qui nous fait rebondir, pense Farah: "Il s’agit d’accepter la solitude, de voir ce qu’il y a d’intéressant au fond d’elle, pour comprendre son impasse: l’onanisme ne fait pas des enfants forts. Après, les gens auront peut-être davantage envie de vivre ensemble."
Et comment expliquer que le couple ait si mauvaise presse? En fait, souligne Farah, "ce n’est pas le couple qui a mauvaise presse, c’est le travail que de le faire durer implique. Tout le monde aime dire qu’il fait son possible, mais ce qui est frappant, c’est à quel point l’horrible travail d’arriver à se connaître soi-même, à transformer en forces nos faiblesses, ce travail n’intéresse personne". N’en demeure pas moins que le couple en tant qu’institution exerce une forte pression. C’est un "dogme avec prosélytisme. Ceux qui ont acheté l’affaire voudraient bien vous la voir acquérir", dénonce la musicienne de la nouvelle écrite par Dubreuil. Voilà bien un paradoxe vénéneux de la société individualiste: tout le monde veut de l’amour sans accepter que l’amour soit précisément une relation engageante entre deux êtres, qu’on l’appelle couple ou autrement.
Néanmoins, le tableau n’est pas complètement sombre. On doit "se réapproprier l’aspect révolutionnaire du libertinage, qui a malheureusement été récupéré par l’économie de marché. Tous les accès d’intensité, dont le désir et la séduction sont parmi les exemples les plus forts, ont été dépolitisés. Or, Sade a fait de la prison". On a besoin de "gens qui revendiquent la nécessité d’être libre, de s’affranchir des diktats d’une société qui fait de tout une marchandise. Être libre, c’est être décalé par rapport aux attentes d’une époque", plaide Farah.
En attendant cette prometteuse révolution coquine, le recueil dirigé par Claudia Larochelle et Elsa Pépin s’inquiète de voir les célibataires angoissés, les couples corrodés, et les attentes constamment déçues. Qui blâmer: les trentenaires qui mettent la barre trop haut ou toute une société qui préfère le jetable au durable?
Amour et libertinage; par les trentenaires d’aujourd’hui
Éd. Les 400 coups, 2011, 240 p.
Amour et libertinage; par les trentenaires d’aujourd’hui
Claudia Larochelle et Elsa Pépin ont du flair. D’abord pour le thème à la fois universel, éternel et infiniment contemporain. Mais surtout pour les auteurs à qui elles ont lancé l’invitation. On aime le programme de séduction assistée pour madames Bovary du 2.0 dressé par Sophie Cadieux; l’allégorie du couple en pédalo de Matthieu Simard; la nuit torride racontée par Stéphane Dompierre qui, le seul, embrasse à pleine bouche le sens cochon du mot "libertinage"; la prose cultivée de Maxime Catellier et la trouvaille conceptuelle qu’est la monogame en série d’India Desjardins. Souvent inégales, les parutions de brèves sont un pari risqué, mais ici, il y a bel et bien un effet d’ensemble. Les textes se lisent comme des fables, réalistes ou éclatées, et on referme le livre avec, inévitablement, un sujet de conversation à lancer.