Lynn Diamond : Point de rupture
Dans son dernier opus, Leslie Muller ou le principe d’incertitude, Lynn Diamond capte l’essence d’une génération qui a perdu ses ailes. Partis vaincus, les baby-boomers?
Voir: Certains critiques ont dit de Leslie Muller ou le principe d’incertitude que c’était le portrait d’une génération qui avait baissé les bras.
Lynn Diamond: "Après Mai 68, on a vu apparaître un peu partout dans le monde occidental plusieurs groupes marxistes-léninistes ayant pour objectif la révolution communiste. Les années 80 ont représenté la fin de ces groupes d’extrême gauche qui, conscients des dérives du communisme en Europe de l’Est, avaient reporté leur espoirs sur la Chine et le maoïsme. Avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, ces espoirs se sont, à leur tour, effondrés. La décennie suivante a concrétisé l’échec du communisme comme organisation sociale partout dans le monde. Leslie Muller ou le principe d’incertitude n’est donc pas l’histoire d’une génération qui a baissé les bras et qui s’est embourgeoisée, mais un point de rupture, la fin d’un rêve, du communisme comme politique et comme idéologie. C’est une génération qui, devant l’échec du communisme, ne trouve plus d’appartenance idéologique. (L’un des personnages changera trois fois de religion, la narratrice se réfugiera dans une passion amoureuse.)"
Pourquoi avoir choisi cette époque pour camper votre histoire? Vous étiez en terrain connu?
"En choisissant d’écrire de façon romanesque sur un épisode de militantisme que j’ai vécu au Nicaragua en 1981, j’ai dû porter mon regard sur l’époque actuelle et placer cet épisode dans son contexte social. Ce n’est pas de l’autofiction, tout est romancé et les personnages sont inventés."
Le temps semble constituer un personnage en soi dans votre roman, une donnée non pas intangible, mais vivante, au même titre que les lieux, qui agissent sur les personnages jusqu’à les transformer complètement. Il renforce le sentiment d’impuissance de ces personnages face à la vie. Êtes-vous fataliste?
"Non, je ne suis pas fataliste même si l’époque s’y prête. C’est un roman philosophique, une nouvelle désespérance ou quête de sens devant l’organisation du monde, d’un système politique et économique de plus en plus concentré et obscur et devant lequel nous nous sentons impuissants. À la manière d’un ethnologue, j’ai dressé un portrait d’époque, soit des 25 dernières années. C’est pourquoi mes personnages, dans la vingtaine et étudiants lorsque le livre commence, deviennent au cours des années suivantes des membres actifs de la société. Ils n’ont pas changé, c’est l’époque qui a changé. Ils sont encore, de par leurs professions, impliqués socialement, s’interrogent toujours, émettent au fil de leurs rencontres des constats sociaux. J’ai voulu aborder des questions métaphysiques et éthiques à l’intérieur d’une nouvelle esthétique. Ce sont des notions qui m’intéressent depuis mon premier livre, Nous avons l’âge de la Terre. Le sous-texte est philosophique, il y a toute une correspondance souterraine entre les différentes parties du livre. Le principe de cause à effet, Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer et la notion de déterminisme flottent entre les mots et les différentes juxtapositions de moments de vie, dans le choix même de la structure narrative du roman qui n’est ni linéaire ni chronologique. C’est dans ce sens que le temps peut sembler vivant. Je voulais représenter littérairement, par la structure du livre, le flux de la vie. Et à travers des drames intimes et des parcours de vie, amener à des réflexions sur notre époque."
Vous mêlez la biologie et l’anthropologie aux réflexions philosophiques qui entourent les personnages. Pourquoi?
"Ce qui sous-tend aussi la narration, c’est l’idée du déterminisme comme questionnement général, selon la méthode socratique, et cette question millénaire: qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous? C’est au nom de la supériorité de notre espèce que nous nous arrogeons le droit de détruire plusieurs écosystèmes, même si les motifs en sont économiques. Nous sommes à une époque où le développement de la science peut déjà jouer sur le génome humain et la sélection naturelle. Que sera l’humanité de demain?"
Leslie Muller ou le principe d’incertitude
de Lynn Diamond
Éd. Triptyque, 2011, 202 p.
Leslie Muller ou le principe d’incertitude: 25 ans de solitude
De la jungle salvadorienne aux buildings montréalais un quart de siècle plus tard, Leslie Muller ou le principe d’incertitude se situe au carrefour des genres: oeuvre sociologique, philosophique, réussite littéraire où s’enchevêtrent les désirs des uns et des autres dans un style dénué d’oripeaux. Lynn Diamond mène la valse des rencontres et des départs, dessinant en sous-texte le portrait subtil d’une génération qui aura vu ses idéaux lentement fracassés à l’aune des changements politiques de la deuxième moitié du 20e siècle. L’auteure parvient à merveille à nous faire palper cette "incertitude" à travers les dynamiques affectives érigées entre ses personnages, laissant sur le lecteur une empreinte tenace.