Jean-François Lisée : Relire Lisée
Jean-François Lisée signe Troisième millénaire – Bilan final, un bouquet de 40 chroniques publiées ces dix dernières années dans L’Actualité ou ailleurs. Radiographie d’une planète qui tourne vite.
Ceux qui ont lu avec attention Dans l’oeil de l’aigle, essai sur les relations Québec-Washington, ou encore son diptyque consacré à Robert Bourassa (Le tricheur, Le naufrageur) savent que le très réfléchi Jean-François Lisée n’a jamais hésité à insuffler un peu d’humour à ses textes. Il reste que le premier qualificatif qui nous vient à l’esprit quand on pense au directeur du CÉRIUM (Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal) n’est ni "rigolard", ni "boute-en-train". Loin s’en faut.
Le principal intéressé, soucieux de ne pas montrer à son lectorat que la moitié de lui-même, laisse aujourd’hui filtrer dans un florilège de "chroniques impertinentes" le regard amusé d’un homme pour qui le grave et le rire peuvent faire bon ménage. "À l’un de mes anniversaires, se souvient-il, des amis ont commencé à dire ce qu’ils pensaient de moi, et j’ai été assez étonné d’en entendre certains prétendre que j’étais l’homme le plus sérieux qu’ils connaissaient, que j’avais toujours la tête dans mes dossiers, que j’avais un côté "robot", même. Je me suis dit: mais c’est pas moi, ça! J’aime la vie, je me considère romantique; si on fait un concours de blagues, je peux tenir jusqu’à minuit!"
Celui qui se délecte de l’ironie et du paradoxe a donc fait le projet de revisiter ses billets, à la recherche d’un Lisée méconnu. "Je me suis dit: O.K., ça ne passe pas mon affaire. Alors j’ai relu mes chroniques écrites depuis 2000 et j’ai retenu celles que je trouvais les plus amusantes, les plus drôles." Ce qui ne veut pas dire les moins substantielles.
Résultat? On reconnaît sans peine, dans Troisième millénaire – Bilan final, la voix du Jean-François Lisée que l’on connaît, celui qui ne parle jamais pour ne rien dire, mais s’y révèle un humour qui est non seulement un baume ou un exutoire, mais aussi un instrument de lecture de l’actualité d’ici et d’ailleurs (l’auteur a volontairement mis de côté la plupart des chroniques portant directement sur la politique québécoise – il y en avait, on s’en doute, beaucoup – dans le but de proposer un bilan international de la première décennie du 21e siècle). "Je m’intéresse au détail incongru, poursuit-il, le détail révélateur qui peut faire éclater l’image qu’on avait voulu donner." Dans son introduction, par exemple, il s’amuse de la collection de 20 000 films occidentaux d’un certain… Kim Jong-il. On se pince.
A-t-il peur d’être lui-même pris moins au sérieux en disant avoir passé un bon moment devant le film-catastrophe 2012, ou devant quelque épisode de Star Trek? "Absolument pas. De toute façon, il n’y a pas grand danger! Les gens me prennent tellement au sérieux que de dire ça n’entame pas vraiment mon capital de gars à son affaire, qui a été conseiller de deux premiers ministres…" Puis, citant René Lévesque: "Je me méfie des gens qui affirment aimer le peuple, mais qui détestent tout ce que le peuple aime."
Bien que son titre paniqué relève de la boutade – le livre est d’ailleurs plutôt optimiste -, Troisième millénaire – Bilan final témoigne d’une urgence de dire, de faire le croquis de notre temps. "Si la fin du monde avait lieu demain, qu’est-ce qu’on voudrait fixer de notre époque? Les historiens auront du recul, ils rectifieront, mais voici déjà une tentative de dégager ce qui est nouveau et en croissance dans ce début de millénaire."
Troisième millénaire – Bilan final
de Jean-François Lisée
Éd. Stanké, 2011, 160 p.
Troisième millénaire – Bilan final
Passé ce titre curieux, plus confondant qu’autre chose, Troisième millénaire – Bilan final se lit comme un album de polaroïds croquant l’époque en train de se faire. Que ce soit en pourfendant les idées reçues, celle par exemple voulant que nous vivions des années particulièrement riches en conflits armés (ce que les statistiques contredisent clairement), en répertoriant les "non-mauvaises nouvelles" qui ont façonné l’histoire récente (ces choses "qui ont failli se produire", telle l’attaque aérienne massive contre l’Iran que planifiait, en 2008, l’armée américaine), ou encore en versant carrément dans le drôle (lire ce texte montrant que le pouce, très sollicité par les jeux vidéo et les textos, est en train de supplanter l’index dans la hiérarchie des doigts), Jean-François Lisée prouve à qui en douterait encore qu’il est l’un de nos observateurs les plus fins de ce qu’il faut appeler, ici plus que jamais, la comédie humaine.