Vincent Morisset : Percolateur d’idées
"Gentil réalisateur" et designer d’interactivité pour le Web, Vincent Morisset invente un langage poétique pour l’ordinateur avec Blabla, objet ludico-intuitif encensé par la presse française.
Vincent Morisset est gentil, et ce n’est pas seulement lui qui le dit. Pas un détail quand on connaît le parcours du réalisateur et designer Web, architecte génial des sites d’Arcade Fire et de Blabla, chose protéiforme qui connaît un buzz formidable sur les réseaux sociaux depuis sa mise en ligne par l’ONF. "C’est étrange, on a eu des articles dans Le Monde, Libération, Télérama. Ici, rien, alors que sur les réseaux, c’est une réussite totale. Je ne sais pas, manque de curiosité peut-être…"
"On", c’est l’équipe – Philippe Lambert, Édouard Lanctôt-Benoit, Caroline Robert et Hugues Sweeney – qui a travaillé d’arrache-pied pendant un an sur l’objet, une animation interactive, totalement intuitive. Un "film pour ordinateur", insiste son créateur, qui au fil des années a développé rien de moins qu’un nouveau langage propre au média.
Langage au sens figuré, où à force de bidouiller et de faire coexister des technologies qui n’existent pas, l’utilisateur-spectateur-acteur se voit propulsé dans un monde des possibles, pure poésie. "L’interactivité n’est pas un absolu, c’est juste une caractéristique, insiste Vincent. Au bout du compte, on doit faire oublier l’ordinateur." En l’occurrence, le pari est gagné car dans Blabla, l’émotion l’emporte: "On voulait créer quelque chose qui conviendrait à toutes sortes de personnalités, de l’hyperactif au contemplatif, un objet qu’on s’approprie, où les choses peuvent rester en suspens. Dans la scène de la chute, pour un enfant on sera dans le monde du jeu vidéo, alors qu’un adulte y verra le symbole de la naissance." De l’ambiguïté, donc, y compris dans les sons – plus de 1000 pistes sonores -, à la fois inquiétantes onomatopées et sortes d’hypercondensés d’enfance.
Nouveau langage au sens propre: "Il existe une grammaire du cinéma, mais pour un montage non linéaire, et afin de se comprendre entre nous, il a fallu inventer des mots", raconte encore Vincent. Au final, Blabla n’est pas seulement une animation, c’est "une réflexion sur le "médium"", précise l’auteur. Au même titre d’ailleurs que le reste de son travail, des premiers sites Web en flash pour Daniel Langlois jusqu’au dernier documentaire "quasi graphique" pour le groupe Sigur Rós, à sortir cette année, en passant par des projets mégalos pour Peter Greenaway et, bien sûr, Arcade Fire, qu’il accompagne depuis les débuts avec son studio, AATOAA. "La notion de temps est différente de celle qui prévaut pour le cinéma quand on travaille pour l’ordinateur. Le temps est élastique. Dans Blabla comme pour Neon Bible, l’approche est à la fois très contemporaine et en écho à d’autres époques. J’aime l’idée de brouiller les pistes."
Pour le groupe, Vincent invente des rébus géants, nourrit les pistes audio (The Suburbs) et vidéo (Neon Bible) comme les pages Web des membres (Funeral) d’hyperliens, documente l’univers musical et visuel de la formation – le documentaire impressionniste Miroir noir, filmé par Vincent Moon, et dont il signe la direction artistique -, assure, enfin, à la manière d’un chef d’orchestre, la cohérence esthétique de chacune des oeuvres selon leur thématique. Pour finir, il donne véritablement corps à l’univers, extrêmement riche, d’Arcade Fire, nous plaçant du même coup en plein coeur du processus créatif (le répondeur téléphonique sur lequel des milliers de personnes ont enregistré leur voix pour Neon Bible). En toute humilité: "C’est un travail de collaboration, les tendances de fond viennent du groupe. Je capte des flashs et j’essaie de voir comment les réaliser. Je me perçois comme une sorte de percolateur!"
Viscéral, le travail de Vincent Morisset fait avancer à grands coups d’explorations notre appréhension de l’outil numérique. "Beaucoup de gens ont qualifié notre travail de viral au moment de Neon Bible. J’ai plutôt tendance à voir le Web comme un monstre que tu ne peux pas manipuler, qui détient sa volonté propre. Il faut juste être honnête et faire les choses pour les bonnes raisons, en cohérence avec ce que tu aimerais y voir." Laisser une place à l’imprévu: "En me donnant carte blanche, l’ONF m’a offert une chance incroyable. C’est aussi très révélateur de la volonté de l’organisme de faire du studio interactif un acteur influent de la création numérique."