2011 selon David Lemelin, Hugo Latulippe et Catherine Mavrikakis : 2011, année politique
Auteur, cinéaste, romancière: à trois, ils décrivent une année dans laquelle ils se sont aussi inscrits en provoquant, par leurs oeuvres respectives, la distance nécessaire pour réfléchir à notre monde. Une pensée critique pour une époque qui l’est aussi.
David Lemelin faisait récemment paraître La dictature amicale, un essai journalistique qui tente de cerner les contours comme les profondeurs du maire Régis Labeaume. L’auteur résume 360 jours marqués par un projet qui a modifié le paysage politique en entier: l’amphithéâtre.
« Il n’y a pas de dossier plus important cette année que l’amphithéâtre. Pensez-y: on a contraint un parlement à adopter un projet de loi pour faire plaisir à un homme d’affaires! Avec un appui populaire stratosphérique, quand le maire débarque devant des politiciens qui ne sont pas populaires, comme devant un Jean Charest à genoux, ça donne un scénario comme celui-là. L’opportunisme de Régis Labeaume n’est pas toujours de mauvais aloi. Ça permet de faire avancer des dossiers, mais ici, on a l’impression d’un opportunisme mal placé. Et quand on voit comment il est venu défendre le Plan Nord aux côtés de Charest, pas besoin d’être particulièrement imaginatif pour y voir un retour d’ascenseur. » Selon David Lemelin, ce qui caractérise toujours le travail du maire, c’est la volonté de bouger vite, malgré les erreurs passées. « En démocratie, quand tu prends le temps d’écouter, c’est sûr, t’as l’impression qu’il ne se passe rien. Dans l’esprit de l’homme d’affaires et d’action qui trépigne, comme Régis Labeaume, t’as l’impression que ça n’avance pas. Écouter, faire le tour de la question, ça prend plus de temps, mais quand tu prends ta décision, t’es mieux avisé, et ça évite les reculs, comme dans bien des dossiers. Clotaire Rapaille, c’était un coup de tête. Le Forum des cultures, même chose. » Le problème avec Régis Labeaume, selon l’auteur, c’est donc son entêtement à faire toujours à sa manière, à n’accorder d’importance qu’aux voix qui font écho à la sienne. « La Ville a commandé à l’Université Laval et à l’ENAP une étude pour évaluer l’éthique de la Ville, de l’administration municipale et les conditions à mettre en place pour l’améliorer. Il y avait quatre thèmes autour desquels tournaient les conclusions: le respect, la collaboration, l’excellence et l’innovation. Ce document avait coûté 12 000$, le maire en a commandé un autre, à 70 000$, qui, tiens donc, n’évoque pas les questions de respect et de collaboration. C’est la méthode Labeaume: si ça fait pas notre affaire, on va aller voir ailleurs. »
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Le 23 octobre, veille de la grande première de République: un abécédaire populaire, Hugo Latulippe est allé présenter en primeur son documentaire aux indignés d’Occupons Montréal. Plus de 500 personnes étaient au rendez-vous.
« Je m’identifie complètement à ce mouvement-là, c’est la source de mon engagement. J’ai fait La course en 1994, année du soulèvement zapatiste. Le mouvement zapatiste est devenu le mouvement altermondialiste, puis Occupons Montréal, Occupons la Terre; c’est une suite logique de ce mouvement-là disant qu’il faut changer de paradigme économique. Et ça, ça se décline culturellement, socialement, dans toutes les sphères de l’activité humaine. Il faut faire basculer notre époque au plus sacrant, car on s’en va dans un mur. »
Vivant en Europe depuis deux ans, Hugo Latulippe n’a certes pas perdu de vue ce qui se passe au Québec. « La classe politique, majoritairement d’un autre âge, est en retard, mais la base de la société québécoise est plutôt en avance. Au Québec, il y a plein d’économistes qui ont commencé à travailler sur des modèles du post-capitalisme et avec le mouvement coopératif, on est au-devant de la vague mondiale. En Angleterre, pays de la London School of Economics, ils sont en avance sur nous car on y écrit des manuels de post-capitalisme depuis longtemps. »
Au fil des semaines, alors que le mouvement Occupy prenait de l’ampleur à travers le monde, les indignés ont été invités par les autorités à lever le camp. Et ce, parfois brutalement. « Les gens qui contrôlent le monde ne sont pas obligés d’écouter des gens qui, pacifiquement dans la rue, disent que notre monde ne peut plus être géré ainsi. Les mouvements Occupons la rue dans le monde sont peut-être encore beaucoup trop sages pour faire basculer l’époque. Ces mouvements vont devoir être beaucoup plus frontaux, passer par beaucoup plus de confrontations, de même que par le politique et la politique active. »
Optimiste, le documentariste? « Absolument! Quand j’ai lancé République au Québec, je suis allé quelques fois à Occupons Montréal; j’ai l’impression qu’il y a là plein de gens qui sont très actifs, et pas seulement dans la rue, mais dans les banques, les écoles, les hôpitaux, le système public. Tranquillement, ces gens-là vont prendre le pouvoir, c’est certain. »
La politique ou la caméra? « Mathieu Roy, qui était en Suisse dernièrement pour Survivre au progrès, m’a appelé pour qu’on aille prendre un café, car il se demandait si on ne devait pas faire de la politique. Si je suis cohérent, je ne peux que répondre oui. À choisir, je continuerais de faire des films, mais le pouvoir est à l’Assemblée nationale et au Parlement, alors il va falloir arrêter de rigoler et y aller pour vrai à un moment donné. »
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Avec son roman Les derniers jours de Smokey Nelson, elle a poursuivi sa lecture de l’Amérique actuelle. Nous avons demandé à Catherine Mavrikakis ce qu’elle retenait des récentes flambées d’indignation.
« En cette fin d’année, alors que Vaclav Havel vient de mourir, il faut se rappeler le texte qu’il écrivit en 1978, Le pouvoir des sans-pouvoir, où le philosophe et dramaturge, qui deviendra président de la République tchèque, montre la nécessité de résister au totalitarisme même dans les conditions les plus désespérées. »
Un propos qui s’adresse aussi à nous, selon la romancière. « Ce qu’écrit Havel en 1978, contre l’emprise des régimes communistes de l’époque, a des échos dans notre monde actuel. Il s’agit en 1978 pour Havel d’affirmer qu’un spectre hante le monde de l’Europe de l’Est, le spectre du dissident. Or, si les mots « dissidents du régime communiste » ne sont plus à la mode, ils ont été remplacés cette année par « indignés de Wall Street », « rebelles de la Libye », « contre-révolutionnaires du Caire » ou encore « manifestants-étudiants du Québec ». »
2011, année des sans-pouvoir? « Le spectre du contestataire est venu nous hanter comme s’il était possible de lutter avec lui contre ce que nous prenions pour notre destin politique », observe Catherine Mavrikakis. « C’est à ce spectre que nous avons affaire et il ne faut pas oublier que les spectres ont la couenne dure. Il est temps alors de penser, comme Havel l’a proclamé en 1978, que les sans-pouvoir ont un pouvoir et que la question de leur influence sur le système social n’est pas à négliger. En fait, pour Havel, c’est le système social lui-même qui a produit sa propre contestation et qui est donc responsable de son éclatement. Même si nous sommes loin du monde soviétique de l’époque, la figure du ou de la contestataire est devenue très importante récemment et nous rappelle à un ordre moral pour lequel il est encore souhaitable de se rebeller. Je dirais même qu’il est de notre devoir de ne pas accepter les aberrations de systèmes qui de plus en plus montrent leurs limites et leur folie. »
Et attention, la bataille est loin, très loin d’être gagnée. « Cette morale politique n’est pas encore, malgré un certain effet de mode, un acquis. Notre passivité, par exemple face au gouvernement canadien actuel et ses actions, le montre. Que le spectre du contestataire continue à nous hanter. Il permet à l’État de ne pas se croire tout permis… »