Chris Hedges : Chris Hedges: une carrière en dissidence
Société

Chris Hedges : Chris Hedges: une carrière en dissidence

La collation des grades des grandes universités américaines revêt toujours un caractère très solennel. Pelouse impeccablement taillée, chaises blanches de parterre parfaitement alignées, toges, mortiers et un orateur invité venu exalter les réalisations des jeunes diplômés et leur esquisser les voies d’avenir qui s’ouvrent devant eux. La quintessence de l’esprit de la méritocratie américaine, qui se perpétue chaque année sur les campus des college. C’est au cours de l’un de ces discours, prononcé en mai 2003 au Rockford College, en Illinois, que Chris Hedges est ouvertement entré en dissidence. La ferveur patriotique américaine était alors à son paroxysme, l’administration du président Bush venait de s’engager, quelques semaines plus tôt, dans la seconde guerre du Golfe. Hedges était alors auréolé du prestigieux prix Pulitzer remporté l’année précédente, aux côtés de collègues journalistes, pour ses reportages sur le terrorisme mondial. Un prix qui venait en quelque sorte couronner une carrière de correspondant étranger de près de 15 ans pour le compte du New York Times. Au moment de s’adresser à l’assistance d’étudiants et de parents réunis pour la cérémonie, le journaliste s’est livré à un réquisitoire contre l’intervention militaire en sol irakien. Son micro fut débranché, deux finissants allant même jusqu’à le chahuter sur scène pendant que des membres de l’assistance, en colère, entonnaient le God Bless America. Pas question, dans les circonstances, de remettre les diplômes en sa présence. Alors que deux gardes de sécurité l’escortaient hors du campus, Hedges s’est souvenu qu’il avait laissé son manteau dans le bureau du président de l’université. «Nous vous l’enverrons par la poste», lui aurait répliqué l’un des agents.

À la suite de son intervention au Rockford College, Hedges sera publiquement rabroué par la direction du New York Times dans les pages mêmes du journal, geste rarissime qui mènera peu après à son départ. Depuis lors, Hedges s’est efforcé de dépeindre, sans concession, la société américaine de ce début de siècle, dénonçant l’incurie de ses élites prétendument progressistes, qui se sont fait les complices du marché et de sa machine à broyer les sociétés (The Death of the Liberal Class, 2010), rapportant également les dures conditions de vie des populations les plus désœuvrées de l’Amérique profonde (Days of Destruction, Days of Revolt, 2012).

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C’est dans le salon de son hôtel montréalais que j’ai eu l’occasion de rencontrer Hedges pour la seconde fois, alors qu’il effectuait, à la mi-décembre, un saut dans la métropole afin de prendre la parole à l’Université Concordia, dans la foulée de la publication de son plus récent essai. Il descendait à peine de l’avion et était visiblement fatigué: «Habituellement, je me repose et je réserve ma voix avant mes conférences, puisque je les fais sans aucune note.» Il s’est malgré tout prêté au jeu de l’entrevue pendant près d’une heure, durant laquelle nous avons pu nous entretenir de nombreux enjeux, à commencer par ceux qui animent les débats de la course aux primaires américaines, notamment sur le phénomène de la montée en popularité de Donald Trump et de Bernie Sanders. Hedges n’épargne pas la classe politique américaine, renvoyant dos à dos les dirigeants tant démocrates que républicains, mis au service d’une même oligarchie financière et d’un même système dysfonctionnel. Lors de son dernier passage à Montréal en 2012, l’essayiste avait porté un regard très optimiste sur le printemps étudiant qui venait de se terminer, y voyant là un symbole encourageant pour l’avenir et un exemple à suivre en Amérique du Nord. C’est d’ailleurs cette nécessité de résistance, ce devoir de révolte qui est souligné dans le dernier ouvrage de l’auteur, Wages of Rebellion. Questionné sur les causes de la prochaine grande révolte à venir, le journaliste s’est montré plus que pessimiste:

«Je crois que nous vivons déjà, à l’heure actuelle, ce soulèvement, car il peut très bien s’agir d’un soulèvement d’extrême droite. Ceci considérant la nature particulière des États-Unis qui, contrairement au Canada, est un pays très violent. Nous avons une tradition qui s’ancre notamment dans la mise en place de milices, de groupes de vigilance dans les communautés et qui remonte jusqu’à l’époque esclavagiste. Nous assistons à ce soulèvement.»

Un mouvement de droite qui, selon l’essayiste, profite notamment de la faiblesse de la gauche politique aux États-Unis:

«La gauche américaine a été décimée au nom de l’anticommunisme. Des mouvements tels que Occupy, les coalitions qui s’opposent à l’extraction pétrolière et gazière ou des groupes comme Black Lives Matter doivent tout rebâtir. L’État ne répond pas rationnellement aux souffrances et aux injustices qui sont visibles chez une bonne partie de la population américaine. Malheureusement, le mouvement protofasciste, qui possède beaucoup plus de moyens et qui n’a jamais été réprimé de la même façon que l’ont été les groupes de gauche tels que l’ancien Parti communiste ou les Wobblies (Industrial Workers of the World, syndicat international fondé en 1905), profite de ce désavantage.»

Cette attaque contre la gauche américaine et la complaisance avec laquelle ses principaux représentants ont fait le jeu du néolibéralisme, tant au sein des médias que de l’élite intellectuelle universitaire, a été au cœur de la thèse déployée par Hedges dans son livre The Death of the Liberal Class. Il n’épargne pas non plus de ses critiques le Parti démocrate et encore moins ses principaux dirigeants qui, comme Hillary Clinton ou Barack Obama, font partie de la classe oligarchique américaine. À ses yeux, l’élection d’Obama ou la possible élection d’Hillary Clinton, qui deviendrait la première femme à occuper le bureau ovale, ne change en rien la réalité sociale du pays et les difficultés que vivent de nombreuses minorités, plus particulièrement les populations noires, durement frappées par le chômage et qui continuent d’être surreprésentées au sein des établissements carcéraux américains:

«Pour les démocrates, la défense des droits des minorités ou encore la promotion du féminisme n’a jamais été un moyen de donner plus de pouvoir aux opprimés. Au contraire, la situation actuelle des Afro-Américains sous Obama, par exemple, ne s’est pas améliorée. Il s’agissait plutôt pour eux d’intégrer une infime proportion de ces minorités au sein de l’élite et cela a abouti, par exemple, avec l’élection d’Obama, que Cornel West (philosophe américain, professeur à Princeton) a d’ailleurs décrit comme un "maître noir", un black master au service de Wall Street.»

Il ajoute du même souffle:

«La gauche autoproclamée aujourd’hui est si anémique qu’elle en devient impertinente et je m’attends sans doute à ce que Bernie Sanders fasse le tour du pays afin d’appuyer la campagne d’Hillary Clinton. C’est, aujourd’hui, le moins pire des scénarios. Mais nous pouvons constater une chose: il y a eu, ces dernières années, une parfaite continuité entre les administrations de George Bush et Barack Obama sur la plupart des enjeux structurants, à l’exception du fait qu’Obama, à bien des égards, a plus durement attaqué les libertés individuelles des Américains que son prédécesseur.»

Ses attaques les plus sévères, Hedges les réserve pour le président démocrate. En 2012, aux côtés du professeur Noam Chomsky et de Daniel Ellsberg, qui avait été à la source du scandale des Pentagone Papers au début des années 1970, Hedges a poursuivi le gouvernement américain et l’administration Obama dans la foulée de l’adoption du National Defense Authorization Act (NDAA), qui permettait entre autres choses la mise en détention indéfinie de citoyens américains, sous ordre présidentiel et au mépris de l’Habeas Corpus. Après avoir remporté une première manche devant les tribunaux, l’administration Obama réussira à faire renverser le jugement en seconde instance. L’appel d’Hedges à la Cour suprême sera refusé au printemps de 2014.

Le journaliste s’inquiète également de l’état de la pratique journalistique et du droit à l’information, mis à mal par les politiques antiterroristes instaurées ces dernières années aux États-Unis sous l’impulsion de l’administration Obama:

«Pour l’ancien avocat constitutionnaliste qu’est Obama, son action a été, à bien des égards, absolument terrible. Elle a aussi eu des conséquences importantes sur la pratique journalistique. Je parle régulièrement à d’anciens collègues journalistes du New York Times qui me confirment qu’ils ne sont plus capables de s’appuyer sur des sources anonymes crédibles; tous ceux qui évoluent dans les officines du pouvoir sont terrifiés par les conséquences que pourraient avoir leurs révélations. Nous avons eu droit à des révélations de la part de Snowden, mais il a dû fuir le pays. Les seules personnes qui aujourd’hui peuvent jeter un peu de lumière sur les rouages du pouvoir sont les pirates informatiques. Lorsque le gouvernement aura perdu toute imputabilité, lorsque la population sera complètement ignorante des actions du gouvernement, il n’y aura plus de contrainte au pouvoir de l’État…»

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Chris Hedges réfléchit beaucoup au destin de son pays et à l’impérialisme américain qui, à ses yeux, est en train de saper le pays de l’intérieur. Une politique étrangère dont il a pu mesurer les conséquences à l’étranger, notamment comme chef de bureau du New York Times au Proche-Orient, et qui lui fait poser aujourd’hui un regard sévère sur l’intervention militaire occidentale dans le conflit syrien: «Nous avons virtuellement joué, ces derniers mois, le rôle de forces aériennes de Bachar al-Assad, qui est non seulement supporté par la Russie et l’Iran, mais également par le Hezbollah libanais… Tout ceci est dément!»

À un moment où la «classe moyenne» américaine peine à se maintenir à flot, les politiques et les choix budgétaires du gouvernement américain semblent vouer le pays à la ruine:

«Nous avons détourné une grande part de notre richesse collective, qui par ailleurs décline, vers le complexe industriel militaire. C’est le destin de tous les empires. Nous sommes en train de détruire notre pays afin de maintenir et alimenter un appareil militaire que nous n’avons plus, dans les faits, les moyens d’entretenir.»

Une situation qui fait écho aux discours guerriers aujourd’hui portés par la droite américaine et qui se nourrit du ressentiment et d’une xénophobie, d’une islamophobie latente:

«Lorsque les gens sont étouffés économiquement, cette rhétorique nationaliste, cet appel à la violence les réintègre en quelque sorte dans la tribu, dans la communauté de laquelle ils avaient été économiquement exclus. C’est pour cette raison que lorsque vous les confrontez, vous engendrez une si grande colère et autant de haine. C’est parce qu’ils n’ont plus rien d’autre à quoi se rattacher.»