On a beaucoup entendu parler de La Meute depuis quelques semaines. Cette organisation, difficile à définir, a obtenu une large couverture médiatique à l’occasion de la manifestation qui a eu lieu à Québec dimanche dernier. Groupe d’extrême droite pour les uns, simple regroupement citoyen pour les autres, on ne sait pas trop à qui on a affaire lorsque ses protagonistes prennent la parole et sortent dans la rue pour manifester.
Les critiques les plus virulentes vont jusqu’à les associer aux néonazis et aux suprémacistes blancs. Le problème avec de telles accusations, c’est qu’elles sont balayées du revers de la main par les principaux intéressés qui renvoient simplement la question: quels propos, quelles actions, quelles paroles, au juste, peut-on leur reprocher?
C’est que, justement, La Meute n’est pas très bavarde et, de fait, on sait peu de choses sur cette organisation et ses dirigeants. On navigue donc en plein brouillard. Quoi qu’il en soit, ses récentes sorties médiatiques ont permis de repérer quelques affirmations qui, lorsqu’on prend le temps de les décortiquer, permettent de comprendre en quoi ce groupe est non seulement une immense duperie, mais aussi un danger manifeste. Analyse d’un discours où on en dit le moins possible.
[1] La Meute est un regroupement de citoyens qui militent pour la démocratie et la défense de nos valeurs
C’est un argument qu’on a beaucoup entendu. En souhaitant se distinguer des groupes extrémistes en général et des casseurs de la gauche radicale en particulier, La Meute revendique un idéal démocratique, le respect des lois et de l’État de droit. Elle insiste d’ailleurs beaucoup sur la loi et l’ordre en disant, par exemple, collaborer avec les policiers afin de respecter les cadres légaux et réglementaires lors de ses manifestations.
La légalité et la représentation sont au cœur de son discours. Elle dénonce les politiciens qui, selon elle, n’appliquent pas les lois et ne défendent plus les intérêts de la population face aux «immigrants illégaux». C’était d’ailleurs l’objet premier de cette manifestation dont on a tant parlé.
Voilà pour le discours, qui a toutes les apparences d’un subterfuge. Face à ces prétentions, une question s’impose: quels sont donc les principes démocratiques et les règles qui régissent La Meute?
On a beau parcourir leur site web et leur page Facebook, nulle part on ne trouve un organigramme permettant de saisir la structure du groupe. Nous n’avons accès à aucune page permettant de connaître le nom des dirigeants. On sait qu’il existe un nébuleux «conseil» et une «garde», mais il est impossible de savoir par quel procédé les rôles et les privilèges sont distribués. Il n’existe aucun moyen officiel pour communiquer avec la direction, aucune adresse civique, aucune adresse courriel, aucun numéro de téléphone. Rien.
Bref, on nous invite à devenir membres sans que nous sachions quels seront nos droits au sein de cette organisation, sur quels critères nous pourrions être acceptés ou refusés ou encore par quels procédés nous pouvons nommer ou élire les chefs.
Devant tous ces mystères, un premier constat s’impose: La Meute ignore purement et simplement les formes élémentaires de la démocratie. En acceptant de devenir membre d’un tel groupe, vous vous en remettez purement et simplement à une forme de pouvoir arbitraire et opaque.
[2] La Meute défend la liberté d’expression
Cette proposition, maintes fois répétée par les protagonistes en entrevue, engage toutes les questions mentionnées ci-haut à propos de la démocratie. Celui qui souhaiterait devenir membre de La Meute ignore tout simplement par quels procédés il pourra remettre en question les décisions des chefs. Comment se déroulent les assemblées? Qui a droit de parole au sein du groupe? Quels sont les mécanismes de consultation prévus? Qui peut voter pour choisir les règles? Ces questions demeurent sans réponses.
Aussi, et c’est important, défendre la liberté d’expression implique inévitablement une certaine forme de transparence. Les membres d’une organisation, comme les citoyens d’un État, ne peuvent prendre part au débat public que si on leur fournit les informations essentielles pour ce faire. C’est pour cette raison que l’on considère généralement la liberté d’expression comme corollaire de l’accès à l’information.
Comment La Meute communique-t-elle ses intentions à ses membres? Comment engage-t-elle la conversation avec eux pour s’assurer qu’ils sont suffisamment informés pour prendre part aux débats? Quelles sont les informations dont disposent les membres sur les sujets qui sont discutés afin de déterminer les positions du groupe?
Un exemple suffit pour illustrer toute la confusion qui pèse sur ces questions. Les protagonistes de La Meute ont martelé depuis des semaines, à propos des demandeurs d’asile qui se présentent aux frontières, qu’ils ne s’opposent pas à l’immigration, mais plutôt à «l’immigration illégale», une subtilité qu’ils ont voulu souligner à de nombreuses reprises.
Or, au cours des dernières semaines, de nombreux intervenants, spécialistes de ces matières, ont sérieusement remis en question cette notion d’immigration illégale. Il y aurait même un certain consensus à ce sujet. Au contraire de ce que soutient La Meute, en ce qui concerne ces demandeurs d’asile, l’immigration illégale serait une notion nulle et non avenue en droit et en principe. On pourrait bien avancer que tous les intervenants qui se prononcent sur ces questions ont tort, qu’ils se trompent, qu’ils ont mal lu les lois, mais à partir de quels arguments? Quels sont les avis juridiques qu’on pourrait faire valoir pour les contredire?
Puisque La Meute se prononce sur ces questions, ses hautes instances doivent bien être au courant de ces discussions fondamentales et essentielles afin de se faire un avis éclairé sur le phénomène complexe de l’immigration. Comment s’assurent-elles que leurs membres ont accès à ces informations afin de se prononcer? Par quels moyens communiquent-elles avec eux? Comment se déroulent les discussions afin de déterminer la position qu’il leur apparaît légitime d’adopter? On ne peut d’un côté balayer du revers de la main toutes ces questions et défendre en même temps la liberté d’expression. Ce serait une contradiction impossible à justifier.
Or, justement, toutes ces questions demeurent sans réponses. Du côté de La Meute, on ignore sur quels arguments elle s’appuie et comment elle a pu déterminer sa position. C’est le secret le plus complet. Pourtant, comme chacun peut s’en rendre compte, le secret s’oppose à la transparence, notion essentielle à la liberté d’expression. Le secret, par définition, c’est une parole, une information que vous ne pouvez pas divulguer. Le secret, c’est une contrainte, une obligation à se taire. C’est tout le contraire de la liberté d’expression.
Il n’est pas banal de mentionner aussi que seuls les chefs semblent avoir le droit de prendre la parole. Questionnés par les médias lors de leurs événements, les membres semblent dire qu’ils ne doivent pas s’adresser à la presse. Il en va de même sur la page publique Facebook de La Meute. Aucun membre ne peut y prendre la parole et personne ne peut commenter. Ainsi, à l’évidence, aucune discussion n’est possible. On ignore de toute façon comment un membre pourrait faire valoir un argument qui contredirait la mystérieuse position des chefs.
En somme, tout comme La Meute ignore pour elle-même la notion de démocratie, la liberté d’expression qui en découle et qu’elle revendique n’est au fond qu’un simple slogan à la mode mis de l’avant par leurs représentants qui ne semblent pas saisir les tenants et aboutissants de cette notion fondamentale.
[3] La Meute affirme avoir 60 000 membres
Comme La Meute ne peut faire valoir ni sa légitimité démocratique ni des arguments convaincants qui seraient le fruit d’une discussion menée en bonne et due forme par les membres, il ne lui reste que la force du nombre pour justifier sa pertinence et sa valeur démocratique. La Meute ne défend pas vraiment une position, elle revendique une collection d’individus, une masse critique. C’est la force du nombre qui sert d’argument principal. Le porte-parole du groupe signe d’ailleurs ainsi la plupart de ses messages: «Nous sommes la force du nombre».
À ce titre, il faut le répéter, il est impossible de savoir comment les membres sont comptabilisés. Les porte-parole du groupe laissaient entendre au printemps dernier que 43 000 personnes s’étaient ralliées à leur organisation. Aujourd’hui, selon eux, on en compterait 60 000. D’où viennent ces chiffres astronomiques?
Pour répondre à cette question, les dirigeants de La Meute proposent d’additionner les membres d’un groupe secret sur Facebook et ceux d’une page publique où chacun peut cliquer sur j’aime. Voilà une bien curieuse manière de concevoir la notion de membre. D’abord, ça ne signifie rien, ensuite, il est ainsi impossible de vérifier qui, au juste, se considère bel et bien comme membre de La Meute. Il y a de quoi sourire lorsque j’entends leurs représentants avancer cette idée loufoque, puisque je suis moi-même, et comme plusieurs de mes amis et collègues, «membre» de la page publique alors que je ne suis d’aucune manière membre de La Meute. C’est donc dire que ces chiffres ne sont nullement représentatifs de leur véritable membership; en clair, ils ne sont que fausseté. Soit ils mentent consciemment, soit ils ignorent tout bonnement qui se considère réellement comme membre de leur organisation.
Ce nombre d’où le groupe tirerait sa force a ainsi toutes les apparences d’un énorme canular.
Au cours des dernières semaines, alors que La Meute criait à l’urgence de se mobiliser, elle a tout fait en son pouvoir pour convaincre ses membres d’aller manifester à Québec. Tous les médias ont parlé de La Meute et annoncé l’événement; des politiciens et des personnalités très connues se sont prononcés à son sujet. Bref, elle a bénéficié d’une visibilité spectaculaire grâce à un grand battage médiatique sans précédent pour un tel événement.
Résultat des courses: à peine 500 personnes ont répondu à son appel. Même avec l’urgence, les appels à la mobilisation, la visibilité inespérée, La Meute n’aura réussi qu’à mobiliser quelques centaines de personnes.
Bref, non, La Meute ne rassemble pas 60 000 membres comme elle l’affirme. C’est une supercherie, un canular, une prétention complètement loufoque. C’est un mensonge.
L’argument de la force du nombre, lui non plus, ne tient pas la route.
[4] La Meute incarne le peuple
Il faut donc faire un pas de plus dans notre réflexion. Comme nous venons de le voir, La Meute ne peut s’appuyer sur un nombre suffisamment important de membres pour gagner un certain poids démocratique. Disons-le autrement: on ne retrouve pas dans ce groupe une quantité suffisante de citoyens pour faire pencher la balance décisionnelle de son côté.
C’est ici que tout va se jouer.
Car faute de quantité, les protagonistes n’ont plus qu’une carte dans leur jeu: celle de la qualité.
C’est ainsi que les membres du groupe doivent puiser leur importance dans la fiction qu’on leur propose: La Meute incarne «le peuple». Certes, elle ne compte que quelques centaines de personnes. Bien sûr, on ne sait pas trop ce que signifie le statut de membre de La Meute. Mais par l’unique fait de se joindre au groupe, ces personnes obtiennent une valeur supérieure à tous les autres citoyens. Elles seules sont «le peuple».
À ce titre, il vaut la peine de citer Sylvain Brouillette, qui se surnomme «Maikan», qui joue le rôle de porte-parole au sein du groupe. Quelques jours avant la manifestation du dimanche 20 août à Québec, il publiait sur la page publique de La Meute l’appel suivant:
Dimanche ça sera l’ordre établi face à l’anarchie, la lumière face aux ténèbres, la liberté d’expression face à la censure. Dimanche le peuple se fera entendre dans le respect des lois.
(…)
Fiers et droits,
Nous sommes le peuple,
Nous sommes la Meute!
Il s’agit ici d’un simple extrait trouvé au hasard, mais qui illustre de manière parfaite cette fiction voulant que La Meute incarne «le peuple». Les grappes de personnes qui marchaient dans les rues lors de la manifestation n’étaient pas que quelques individus rassemblés et partageant la même opinion; elles représentaient la lumière qui se dresse contre les ténèbres. Elles étaient le peuple. La vaste majorité des gens qui ce jour-là faisait autre chose n’était pas qualifiée pour prendre part à la lutte qui consiste à chasser les ténèbres du monde.
En somme, ceux qui sont à l’extérieur du groupe sont aussi à l’extérieur du peuple.
En démocratie, on sait bien qu’un nombre limité de personnes ne peut, à lui seul, incarner le peuple. On sait aussi qu’une large population ne peut pas avoir de volonté commune, au sens où tous les individus seraient d’accord et parleraient d’une même voix. C’est la raison pour laquelle nous favorisons la liberté d’expression, la liberté d’association, l’accès à l’information, le parlementarisme, le multipartisme, la séparation des pouvoirs, les études, les audiences publiques, le droit de vote, etc.
Évidemment, nos sociétés démocratiques sont bien imparfaites et, trop souvent, on peut se demander si les politiciens eux-mêmes ont bien compris la responsabilité que nous leur confions. Il y a bien des raisons d’être déçus et même d’être frustrés des fanfaronnades politiciennes et partisanes.
Toutefois, lorsqu’un groupe comme La Meute se présente à nous, niant pour lui-même les processus démocratiques, agissant en secret sur la base d’un autoritarisme de quelques chefs autoproclamés, sans que ses membres soient informés de leurs droits – si tant est qu’ils en ont – et en prétendant incarner lui-même le peuple, la lumière qui chassera les ténèbres, nous avons toutes les raisons de croire que nous sommes devant un phénomène inquiétant, voire dangereux. En agissant comme ils le font, les protagonistes de La Meute, loin de proposer un remède contre les maux de la démocratie, proposent purement et simplement de tuer le patient, incapables qu’ils sont de le guérir. Les suivre tout bonnement en pensant agir pour une société plus juste, plus éclairée, c’est consentir à se faire berner.