BloguesAngle mort

Histoires de…

 

Je suis en train de lire Histoires de… qui paraît ces jours-ci chez Leméac. C'est un recueil de récits vrais d'une soixantaine d'auteurs qui ont répondu à une invitation lancée aux auditeurs de la Première chaîne de Radio-Canada. Depuis plusieurs mois, l'ex-rédacteur en chef du Voir, Jean Barbe, lit ces récits à la radio (d'abord à C'est bien meilleur le matin, puis Je l'ai vu à la radio). Ils se retrouvent désormais tous dans cette anthologie. Et ils sont fascinants.

En dévorant le bouquin, je me suis d'ailleurs souvenu que, l'automne dernier, on m'avait sollicité pour écrire un récit devant être publié dans ce livre. À ce moment, je l'avoue, je ne comprenais pas trop le concept. Mais j'avais néanmoins commencé à pondre quelque chose. Un petit récit que je n'ai finalement jamais complété, et donc jamais envoyé. Depuis ce temps, l'histoire incomplète traîne sur mon Desktop.

En lisant Histoires de… je me suis dit: "Pourquoi ne pas la finir?" L'occasion est belle.

Voici donc publié ici, en exclusivité, un récit qui aurait pu être publié dans Histoires de… si je m'étais grouillé le c.. il y a huit mois!

C'est long, je sais…

Conan le barbare et Sainte Dominique de la Croix

Autant le dire tout de suite, l'histoire qui suit est mystique.

« À mes Biens-Aimés Parents ». C'est ainsi que s'ouvrait cette lettre signée Olivine Baril et datée du 5 octobre 1899. Une petite feuille pliée en deux, une écriture soignée de petites lettres cursives. Une lettre issue d'un temps où l'on écrivait encore autrement qu'avec une machine. D'un temps, avant le courriel, où rédiger une missive était un geste noble, signifiant.

J'avais déniché cette lettre dans une boîte de documents pêle-mêle, chez un antiquaire aux alentours d'Iberville. Sans y réfléchir, je l'avais glissée dans un vieil Almanach du Peuple 1949 afin de garder la page d'une curieuse publicité pour les « chocolats vermifuges du Dr Pierre ». Un chocolat pour les enfants qui ont des vers. Je me souviens d'ailleurs m'être demandé ce que ces chocolats pouvaient bien goûter…

Peu importe. La lettre. Revenu chez moi, elle est tombée de l'Almanach. J'ai perdu la page des chocolats vermifuges, mais j'ai posé les yeux sur les mots d'une jeune femme morte depuis des décennies. Olivine Baril. Elle racontait à ses « Biens-Aimés Parents » sa vie chez les soeurs dominicaines.

Pendant que je goûtais les mots centenaires de la jeune femme, j'étais affalé sur mon sofa en plein troisième millénaire. La télévision était en marche sans raison pour me rappeler combien j'étais toujours soumis à sa dictature. Un film jouait: Conan le barbare. Une histoire épique ô combien oubliable, surtout faite de combats sanglants, de hurlements de douleur, de décapitations gratuites. Je n'y portais pas attention.

Non, car la beauté des mots d'Olivine Baril m'emportait. Dans cette lettre, la dominicaine racontait à ses aïeux le déroulement d'une certaine cérémonie au cours de laquelle on lui avait donné son nom de religieuse: Sainte Dominique de la Croix. « Je veux m'efforcer de devenir une vraie religieuse ici-bas afin d'être placée là-haut comme un précieux diamant enrichissant votre couronne », écrivait-elle.

Olivine alias Sainte Dominique de la Croix louait le Seigneur à chacune de ses phrases, sans jamais être redondante. C'est qu'à l'époque, on possédait un vaste lexique de louage de Seigneur. Olivine parlait du « Bon Dieu », de la « divine providence », du « Précieux Sang », de « l'appel divin », de « Lui » avec un « L » majuscule, de « Sa sainte et adorable volonté », du « bon maître », de « notre Glorieux Père ».

J'avais l'impression de lire de la dentelle. Sauf qu'à la télé, Conan décapitait toujours aussi éloquemment ses adversaires. Cri d'effroi. Égorgement. Ambiance d'abattoir.

C'est à ce moment qu'est survenu un des rares moments mystiques de mon existence.

Pendant que je buvais les mots divins de cette nouvelle Sainte Dominique de la Croix, et alors que Conan et ses barbares assuraient la trame sonore, on eût dit que ma main était soudainement mue par une Force. En fait, on eût dit que, plus de cent ans plus tard, Sainte Dominique de la Croix vivait toujours, qu'elle avait déposée cette lettre entre mes mains par exprès, et qu'elle me soufflait ses mots à l'oreille pour une raison…

Sans que je m'en aperçoive, pendant que Conan déconnait, Sainte Dominique de la Croix a guidé ma main vers la télécommande. Et j'ai éteint la télé.

La sainte paix.