BloguesAngle mort

Tout le monde en parle

« En plus, j’ai un deadline ce soir et je n’ai toujours pas terminé mon texte », me dit à quelques heures du deadline susmentionné un collègue journaliste qui préfère sûrement garder l’anonymat.
« C’est un texte un peu bizarre, poursuit-il. On a eu une conférence téléphonique avec un groupe de musique rock [que je ne nommerai pas non plus]. Puis, les relationnistes nous ont envoyé par courriel le verbatim de la conférence, à partir duquel j’écris mon article. Je t’avoue, je me sens un peu comme une courroie de transmission.
–Un peu?, ai-je répondu. Est-ce qu’une entrevue avec ce groupe fera grimper le tirage de ton journal?
–Probablement pas.
–Ce n’est donc pas pour une raison économique que vous acceptez des conditions pareilles?
–Non.
–Y a-t-il eu des pressions de la part du boss ou du département des ventes publicitaires?
–Non plus.
–Alors, pourquoi? »
C’est à ce moment que le chat est sorti du sac.
« On n’a pas le choix d’en parler… Tous les autres journaux vont en parler. »
J’étais soufflé.

En rentrant chez moi ce soir-là, je me suis demandé comment on en était arrivé là.
Comment des journalistes diplômés en journalisme et engagés par des journaux en sont-ils venus à adopter une telle mentalité de troupeau?
La conférence téléphonique n’est pas le problème, même s’il faut, en y participant, renoncer à toute possibilité de scoop.
À la rigueur, je serais même prêt à fermer les yeux sur le travail de scribe gracieusement offert par les dévoués relationnistes.
En fait, le nœud de l’affaire se trouve dans la raison donnée pour justifier l’existence de cet article. «Tout le monde en parle, alors faut en parler nous aussi.»

Des rédacteurs en chef m’ont déjà servi cette réplique. Des relationnistes aussi. «Steve! Il faut que tu parles de mon client qui sort tel trucmachin… Tout le monde va en parler!»

Paralogisme. Voilà de quoi il s’agit. Un raisonnement faux, mais de bonne foi. Oui, car «tout-le-monde-en-parle-alors-nous-aussi», c’est cocombre comme argument, mais ce n’est pas méchant.

D’où sort ce raisonnement? Je l’ignore. Peut-être faut-il y voir un effet pervers de la concurrence entre les médias. «Si les autres en parlent, il faut en parler aussi. Sinon, ils auront l’exclusivité et ça, c’est hors de question!»
Alors, on parle tous la même chose.

Ce raisonnement est d’ailleurs poussé à l’extrême lorsqu’un sujet incontournable vient bousculer l’actualité. Dès lors, il n’est plus seulement question de laisser l’exclusivité au concurrent. Tout le monde en parlera, c’est clair. Mais qui en parlera le plus? Aaaaah!
Alors, on sort l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie lourde, les francs-tireurs et on couvre tout, les moindres angles, la moindre piste.
Et on se retrouve avec dix pages complètes et touffues sur le tapochage au hockey junior majeur.

Le dernier rapport State of the News Media, préparé depuis cinq ans par Project for Excellence in Journalism, relevait encore une fois cette tendance inquiétante: les champs d’intérêts des médias sont de plus en plus restreints. On couvre moins d’histoires, sous moins de points de vue. En d’autres mots, les médias répètent, radotent, copient.

La tendance est lourde. Elle est liée au contexte actuel où l’explosion des canaux d’informations (Internet, en premier lieu) n’a pas été suivie par une explosion dans l’embauche de nouveaux journalistes.

On ne réglera pas le dossier de la diversité dans une chronique de 529 mots. C’est trop complexe.

Mais je suis d’avis qu’on peut certainement faire un petit bout de chemin en commençant par lâcher le syndrome du suiveux.

Parlez-en autour de vous.

Texte original paru dans le magazine Le Trente, mai 2008