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Ceci n’est pas une enquête

Ma chronique du magazine Le Trente, recyclée ici pour vous…

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Dans un monde où l’actualité est instantanément couverte à l’antenne chaînes d’information continue et sur Internet, Pierre Karl Péladeau croit qu’il faut du « contenu exclusif » pour convaincre les gens d’acheter un quotidien (le Journal de Montréal, mettons). Du coup, on n’a jamais autant fait d’« enquêtes » (notez les guillemets).

Récemment, un quotidien montréalais reconnu pour son format pratique aux toilettes en a fait rigoler plus d’un grâce à une annonce pour recruter des journalistes surnuméraires. L’offre d’emploi débutait sur cette énumération :
« Attraper des pédophiles. Suivre la ministre des Transports, Julie Boulet. Révéler la facilité avec laquelle on peut travailler en anglais seulement dans les commerces du centre-ville de Montréal. Lever le voile sur le train de vie royal de Lise Thibault, à même les fonds publics. Infiltrer les zones interdites à l'aéroport Montréal-Trudeau. Filmer des voleurs de vélos. La vie des Raéliens. Les pires cours d'école… La preuve n'est plus à faire : Le Journal de Montréal se démarque de ses concurrents par ses enquêtes, ses dossiers et ses nombreuses primeurs. »

L’enquête connaît actuellement un nouvel âge d’or. La Presse enquête sur les riches et les pauvres du Québec. Le Journal de Montréal enquête sur la classe moyenne. Radio-Canada a son émission intitulée Enquête et J.E., à TVA, dénonce toujours les petites et grandes crosses de la vie moderne.
Bref, on enquête à tour de bras. Du moins, c’est ce qu’on prétend…

Mais qu’est-ce qu’une enquête, au juste?
Sur la question, deux écoles s’affrontent.

D’un côté, les puristes soutiennent qu’il y a « enquête » lorsque, pour mettre à jour des informations d’intérêt public, le journaliste est contraint d’avoir recours à des méthodes d’investigation de style « détective privé » (infiltration, filature, écoute électronique, caméra cachée).
D’un autre côté, les accommodants préfèrent parler de différents « degrés d’enquête ». Il y en aurait des grandes, et d’autres plus modestes. Par exemple, connaissez-vous les « enquêtes d’un jour »?
L’expression est du directeur de l’information du Journal de Montréal, George Kalogerakis. Celui-ci a présenté ce révolutionnaire type d’enquête lors d’un panel au Congrès de la FPJQ, le 24 novembre 2007.

Ainsi, pour mener son enquête d’un jour, le journaliste doit se poser une question, enfiler quelques appels téléphoniques, fouler le terrain en après-midi et pondre avant l’heure de tombée un texte qui paraîtra dans l’édition du lendemain avec la mention « ENQUÊTE » en grosses lettres.
Si je ne m’abuse, lorsque M. Kalogerakis a expliqué le concept de l’enquête d’un jour, une journaliste a pris le micro pour demander : « N’est-ce pas là le simple travail quotidien d’un journaliste? »
En effet.
Pourquoi diable appeler cela de l’« enquête »?
Le marketing, on y revient toujours.

Voyez-vous, il semble que le mot « enquête » imprimé en rouge (et si possible accompagné de l’adjectif « exclusive ») soit un argument de vente efficace.
Mais ne nous y trompons pas : ce n’est pas le mot en tant que tel, mais bien la relative rareté des enquêtes dans le paysage médiatique qui est porteuse d’un certain potentiel commercial.
Hélas, à force de prendre des vessies pour des enquêtes, cette rareté est menacée.
L’enquête finit par perdre de son croustillant.

Voilà pourquoi il est urgent de redonner à l’enquête ses lettres de noblesse.

Or, puisque je ne veux pas être taxé de puriste, et que j’entends d’ici les foudres de ceux qui prônent la légèreté en matière d’enquête, je suggère une approche gagnante-gagnante.
Pourquoi ne pas adopter un code d'appellations réservées et de termes valorisants dans les médias? Un système qui permettrait les emplois décontractés du mot « enquête »… sans pour autant tromper le lecteur.

En nous inspirant des cigarettiers, nous pourrions avoir des libellés officiels du genre « Enquête extra légère » pour les enquêtes d’un jour, ou « Enquête régulière » pour les gros dossiers de quatre pages publiés le samedi.

Un tel code m’apparaît essentiel. Car attirer un lecteur avec une « enquête exclusive » qui n’est finalement rien d’autre qu’un reportage banal, c’est risquer d’engendrer des cyniques. Des gens qui, à terme, n’en auront plus rien à cirer de nos gros titres pompeux.