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Certaines conditions s’appliquent

Le 16 février dernier, le correspondant du New York Times à Mexico, Marc Lacey, publiait un portrait de Carlos Slim, ce milliardaire mexicain qui, en décembre dernier, a sorti 250 millions de $ de sa poche pour venir en aide au prestigieux quotidien américain.

Considérant le beau geste du magnat, on aurait pu s’attendre à une forme de retour d’ascenseur de la part du New York Times. Un portrait en forme d’éloges, une apologie du personnage ou quelque chose du genre.
Il n’en fut rien.

L’article en question a bien relevé quelques commentaires positifs à l’égard de l’homme le plus riche du Mexique (sa fortune est évaluée à 44 milliards $), mais ne s’est pas gêné pour donner le crachoir à ceux qui le considèrent comme un «vil monopoliste». Lacey a même parlé d’un homme de peu de charisme, qui a tendance à fuir l’oeil des médias pour «faire plus d’argent en paix», qui détient le quasi-monopole des télécommunications au Mexique, ce qui lui confère le pouvoir de faire taire les critiques à son endroit.

« Un article équilibré, mais critique, qui n’a pu que déplaire à l’intéressé », selon Le Monde. Bref, pas du tout le genre de portrait de type «grands bâtisseurs » qu’on pourrait retrouver dans un supplément sur papier glacé inséré dans le journal Les Affaires.

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Un tel article serait impensable au Québec.
Imaginons les cadres du Journal de Montréal en lock-out, et leurs 300 ans d’expérience, enquêter sur leur patron Pierre Karl Péladeau.

Bien sûr, dans leur site Internet RueFrontenac.com, les lock-outés du JdeM ne ratent pas une occasion de se moquer de la moindre faute de frappe publiée dans les pages du quotidien qui les employait jusqu’à récemment. Mais la tactique ressemble plus à un désir de vengeance qu’à un goût soudain pour la liberté de presse.

Qu’adviendra-t-il lorsque ces journalistes regagneront la salle de rédaction du Journal de Montréal? Auront-ils l’autocritique aussi facile?

La situation n’est pas tellement plus rose hors de l’Empire.
Y a-t-il UN chroniqueur de La Presse pour trouver que ce serait une bonne idée de rendre public les états financiers de Gesca, comme le demande depuis lurette le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MÉDAC)? Est-ce parce que les scribes du quotidien de la rue Saint-Jacques trouvent que le sujet n’est pas d’intérêt public?

Pourtant, quelques mois avant son décès, Michel Vastel écrivait sur son blogue dans le site de L’Actualité un « plaidoyer pour la transparence ». Il affirmait que le combat du MÉDAC n’est pas « sans intérêt ». « Lorsque je travaillais pour Le Soleil, autre filiale de Gesca, écrivait-il, le syndicat accusait La Presse de siphonner les profits du Soleil pour financer les coûts exorbitants du lancement de Cyberpresse. On ne pouvait évidemment ni démentir, ni confirmer ce genre d’information. Mais au moment où on s’inquiète des effets de la concentration de la presse, on peut effectivement craindre l’usage abusif de la position financière dominante d’un journal sur toutes les composantes du groupe de presse. »

Nous avons la liberté de presse au Québec, mais certaines conditions s’appliquent. Celle de ne pas mordre la main qui nourrit, par exemple.

Ce n’est pas la seule condition. […] Le professeur de droit de l’information au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal, Pierre Trudel, relève d’autres mailles dans le joli tricot de la liberté de presse au Québec.

Lorsque des journalistes sont empêchés de prendre des photos lors d’assemblées publiques sous prétexte de « maintenir le décorum », on ne peut pas parler de liberté de presse.

Lorsque des décisions judiciaires font passer le droit à la réputation et le droit à l’image devant le droit du public à l’information, c’est encore la liberté de presse qui mange une mornifle.

De l’avis de Pierre Trudel, la liberté n’a de sens que si elle « protège la capacité de déranger ».

Le portrait mordant de Carlos Slim dans le New York Times nous rappelle que la liberté de presse mérite d’être défendue et démontrée de façon répétée, notamment dans des articles qui crachent dans la soupe ou qui appellent un chat, un chat.

Au Québec, nous n’y sommes pas tout à fait.

Pour que le « journalisme professionnel » prouve sa pertinence dans le contexte actuel, la liberté de presse devrait être un principe à appliquer… sans conditions.

Texte original paru dans le magazine Trente | Mai 2009